supplément au numéro 18

La « crise » et ses annonceurs

par Jacques Wajnsztejn

Un vieux concept transformé en mot-valise

Avant toute chose, il faudrait reconnaître que si le capitalisme persiste et perdure c’est déjà qu’il fonctionne, et il faut bien l’admettre, que cela ne nous fasse pas plaisir est autre chose. Mais il le fait à partir de tels déséquilibres qu’on peut avoir l’impression que seule sa dynamique l’empêche de perdre l’équilibre définitivement.

Il s’avère donc, aujourd’hui, qu’il fonctionne pratiquement « à la crise » si on veut absolument conserver ce vocable conceptuel devenu passe-partout depuis qu’il sert aussi bien à caractériser un changement général de tendance (croissance/dépression), qu’un choc (pétrolier) ou un krach (boursier) ou encore une maladie de langueur avec le retour de l’idée ricardienne de stagnation séculaire. Mais ce qui est commun à toutes ces perspectives, c’est que hormis, marginalement dans le discours communiste radical, il n’y est jamais ouvertement question de crise finale, mais toujours seulement de crise corrective et prémisse du retour à l’équilibre pour les néo-classiques ou au plus de « crise systémique » pour les économistes hétérodoxes.

Le mot sert donc souvent de sésame pour ouvrir sur divers dysfonctionnements dont on ne nous précise que rarement le niveau concret d’intensité. Ainsi va-t-on jusqu’à employer l’oxymore « crise de croissance » et à étendre la notion en dehors de la sphère de l’économie (crise du travail, crise des banlieues, crise de la politique, crise de l’État-providence). Nous-mêmes avons souvent employé le terme de crise de l’État-nation même si nous cherchions à en préciser le sens et à délimiter son intensité1.

C’est que les bouleversements dus à ce que nous avons appelé la révolution du capital remettent effectivement en cause d’anciennes valeurs, institutions et mécanismes de régulation sans que des nouveaux agencements apparaissent immédiatement ou a fortiori s’imposent. D’où l’impression d’une Crise générale avec un grand « C » rendant compte de l’absence de stabilisation dans la dynamique actuelle du capital. On pourrait prendre maints exemples : la fin des blocs n’a pas débouché sur un nouvel ordre mondial, mais sur une situation d’unité guerre-paix rendue encore plus instable par le « terrorisme » ; la mondialisation s’est imposée en même temps que le souverainisme se développe à nouveau ; les reprises économiques sont de courte durée et contredites par des phases de dépression, courtes elles aussi ; les grandes entreprises sont de plus en plus puissantes, mais emploient de moins en moins de personnel ; les conditions physiques de travail se sont améliorées au détriment des conditions psychologiques ; le déclin de la division verticale du travail au profit de situations plus horizontales n’a pas supprimé hiérarchies, inégalités et travail contraint ; la ville est contredite par l’urbain, la campagne par le rurbain ; la déterritorialisation produite par le capital et la déconstruction des anciennes assignations produit une guerre des identités, etc.

Il y aurait vraiment Crise si toutes ces tendances convergeaient vers une destruction du « Système » ou un mouvement de refus et une contestation de grande ampleur comme cela a été le cas dans le cycle de luttes prolétariennes des années 1960-1970, mais justement, ce cycle de luttes correspondait à un cycle de croissance et les luttes ont largement participé au « dévoilement » d’une finitude possible du capitalisme par sa mise en crise. J’y reviendrai.

C’est loin d’être le cas aujourd’hui quand on voit que ce sont les hommes politiques qui se présentent aux élections qui sont obligés de se dire « anti-système », alors que les individus, y compris dans les conflits qui éclatent ici et là, ne posent pas la question dans ces termes sauf s’ils prêtent attention aux sirènes du Front National et autres partis « populistes ». En effet, la défaite de l’ancien cycle de lutte et la révolution du capital qui s’en est suivie rendent impossible la formulation d’une position hors système telle qu’elle s’exprimait quand se produisait un heurt frontal entre capital et travail dans l’ancien cycle de lutte. Non pas que les ouvriers aient été alors hors système puisque le rapport capital/travail est aussi un rapport de dépendance réciproque, mais parce qu’il existait encore des éléments objectifs et subjectifs qui faisaient que deux mondes semblaient s’affronter. Or aujourd’hui, si on écarte la question des réfugiés et des plus récents migrants, le hors système n’est que le fruit d’une démarche, une prise de position volontariste de la part d’individus qui décident d’abandonner le « système » (les cadres supérieurs « décrocheurs » par exemple) ou plus politiquement, de faire sécession (cf. Constellations : Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle, L’Éclat, 2014) et pensent y arriver. Mais leur nombre est restreint. Ce qui domine plutôt dans les mouvements actuels de lutte c’est l’idée que ce serait le « système » qui est hors société (cf. les divers citoyennismes et autres indignés, la lutte des Occupy, contre les 1 %, l’idée d’un capital purement parasitaire qui court de Negri à Lordon et parcourt les Nuits debout.

C’est une situation très différente des périodes historiques précédentes, comme par exemple celle des années 1930 où affleuraient encore des perspectives politiques telles le communisme, même dans sa version soviétisée et stalinienne, la critique du parlementarisme même dans sa version fascisante, une crise économique de grande ampleur dont beaucoup pensaient qu’elle serait finale parce qu’il n’y avait pas besoin de forcer le trait pour la rendre plus apparente. Il suffisait de sortir dans la rue pour que cela vous saute à la figure. Il était donc assez logique que les analyses fonctionnent en termes de crise finale ou d’effondrement ou de décadence en s’appuyant sur des points de repère de longue durée comme les cycles longs (Kondratiev-Schumpeter) avec leur phase ascendante et leur phase descendante ou en termes de tendances générales caractéristiques du fonctionnement du capitalisme (baisse tendancielle du taux de profit, épuisement des débouchés et crise de suraccumulation [surproduction] ou de sous-consommation).

Les secondes, plus théoriques et critiques pouvaient d’ailleurs s’appuyer sur les premières plus « techniques ». Le fait que cette crise des années 1930 ne se soit pas avérée finale, mais qu’en même temps elle ne se soit finalement résolue que dans la guerre puis la reconstruction, allait finalement « geler » toutes les théories de la crise, y compris les théories marxistes même si celles-ci essayèrent de se coltiner aux innovations keynésiennes (cf. Paul Mattick) pour comprendre la nouvelle dynamique du capital et la croissance de longue durée de la période des « Trente glorieuses » appuyée sur le mode de régulation fordiste.

C’est la notion même de crise qui semblait avoir disparu à travers le pilotage des interventions économiques et sociales de l’État, le rôle important des syndicats (les « partenaires sociaux ») et des politiques d’entente (cartellisation) des grandes entreprises dans le cadre d’une concurrence de type oligopolistique. D’autant qu’au niveau théorique et venant de « notre camp », des théories insistaient sur les nouveaux aspects de la dynamique du capital (Castoriadis et Souyri) qui venaient contredire les analyses plus anciennes issues des gauches communistes historiques, en termes de décadence ou d’effondrement2, même si ces auteurs-militants ne manquaient pas de souligner les déséquilibres pouvant naître de cette dynamique qui allait être théorisée par nous, plus tard comme « révolution du capital » (2007).

Mise en crise

Dans les années 1970, cette période de croissance est remise en cause par l’épuisement des effets positifs de ce mode de régulation d’une part et par des pratiques de mise en crise du capitalisme d’autre part, à travers les luttes des OS et des pratiques de refus du travail dans les principaux pays capitalistes, même si c’est avec plus ou moins d’intensité. L’opéraïsme italien avec toutes ses qualités et aussi ses limites me semble d’ailleurs le mieux exprimer cette concordance entre deux processus distincts à l’origine, d’un côté ce qu’ils appellent la crise de l’État plan, de l’autre l’insubordination ouvrière contre le travail, mais qui vont converger rapidement dans cette accélération de l’histoire qui se produit à ce moment-là.

La crise peut bien alors être repérée par certains au niveau économique (déclin de la productivité et épuisement de la première phase de consommation disent les régulationnistes, croissance inflationniste diront d’autres, baisse de la part des profits dans la valeur ajoutée enfin), elle a d’abord été un champ de bataille sur lequel se sont affrontées diverses forces, centralement capitalistes et ouvrières, mais aussi les différentes fractions du capital (MIT, club de Rome et croissance zéro contre productivistes, modernistes du travail enrichi et « autonome » de la « ressource humaine » contre traditionalistes des tâches contraintes, tenants d’une relance par la demande contre tenants d’une relance par l’offre) et les différentes fractions de la classe du travail (OS, jeunes prolétaires et leurs alliés étudiants contre les syndicats et l’État) entre elles, dont les premières posaient déjà les questions qui allaient être celles de la période suivante.

C’est sur ces décombres (« le capitalisme est un cimetière d’entreprises sous la lune » disent les Japonais, Schumpeter parle quant à lui de « destruction créatrice ») que les vainqueurs ont essayé de restructurer les entreprises et de trouver un nouveau cadre à l’accumulation et à la domination, mais en tenant bien compte de ce qui s’était passé, de ce qui avait « chauffé pour leur matricule » (pouvoir).

Ce qu’on a appelé la dialectique des luttes de classes s’épuise à la fin des années 1970 (retournement contre révolutionnaire au Portugal puis en Pologne, répression au Chili et en Italie). Les luttes dans la sidérurgie française et les mines anglaises ne sont déjà plus que des îlots de résistance en lien avec le cycle antérieur, mais dans un contexte international dégradé et des rapports de forces qui s sont inversés. Mais elle a quand même porté ces fruits dans la mesure ou la restructuration du capital a dû en tenir compte pour produire les enchaînements suivants : augmentation du pouvoir d’achat/seconde phase de la société de consommation ; croissance du crédit/déclin de l’État social3 ; forteresses ouvrières/ « small is beautiful » et lean production  ; plans de retraite anticipée/dégraissages ; fordisme/toyotisme ; bureaucratie/autonomie ; rigidité/fluidité ; luttes d’OS/robotisation et substitution capital/travail ; flexibilité ouvrière (absentéisme et turn over) /flexibilité patronale ; force de travail/ressources humaines ; classification/compétence ; travail/ emploi ; internationalisme des luttes/mondialisation du capital ; industrie/services ; accumulation/capitalisation ; État-nation/État réseau.

La restructuration n’a donc pas été seulement rétablissement de la rentabilité des entreprises, mais aussi quête de la résolution des oppositions de classes caractéristiques du fordisme finissant. Face aux critiques « artiste » et « sociale4 » tout a été changé au sein des entreprises et de la société « pour que rien ne change », selon la formule consacrée du baron de Lampedusa.

Un capitalisme qui fonctionne « à la crise »

Toutefois, cela ne débouche pas sur un nouveau mode de régulation ni même sur un nouveau modèle de croissance puisque c’est le court-termisme qui semble l’emporter au sein des politiques de facture globalement néo-libérales qui sont mises en place. Une vision court-termiste en parfaite congruence avec l’absence de visibilité d’un nouveau cycle long de type Kondratiev dont la phase ascendante aurait pourtant dû s’amorcer dans le courant des années 1990 ; une vision en phase aussi avec les interrogations sur la capacité des NTIC à jouer le rôle d’innovation majeure d’un cycle long, condition jugée indispensable par Schumpeter pour une croissance de longue durée5. Il ne fait aucun doute que les politiques court-termistes ne permettent guère une recherche patiente surtout lorsqu’on sait qu’aux États-Unis, ce sont les innovations incrémentales (concernant l’amélioration d’anciennes innovations, par exemple dans les techniques de l’information) qui participent à 77 % de l’augmentation de la productivité, contre 23 % pour les innovations de rupture. Il n’empêche que la période récente a connu une forte augmentation du nombre de brevets déposés.

Dire que le capitalisme fonctionne à la crise ne supprime donc pas la dynamique du capital bien au contraire. C’est seulement l’orthodoxie marxiste de la critique de l’économie politique qui maintient l’idée que même si on peut concevoir une dynamique du capital encore à l’œuvre aujourd’hui, elle produit néanmoins chaque fois un niveau plus élevé de la contradiction. Une autre façon de dire que chaque crise nous rapproche de la crise finale. Mais tout d’abord, de quelle contradiction parle-t-on ? Celle entre développement des forces productives et étroitesse des rapports de production ? Mais nous savons que ces forces sont de plus en plus socialisées et que ce n’est plus la question du caractère privé ou non qui est centrale ; celle entre finance et « économie réelle », mais ce n’est pas une contradiction (cf. infra) ; celle qui conduit à la baisse tendancielle du taux de profit ? À force d’être contredite, y croire encore relève de la croyance. Plus de 150 ans de croyance, c’est la foi du charbonnier ! Qu’on nous prouve déjà qu’il y a baisse du taux de profit on verra après. Ce n’est pas la peine de se moquer des capitalistes parce qu’ils ne se rendraient pas compte de l’insuffisance de survaleur quand les marxistes ne sont pas capables de l’évaluer autrement que par des données agrégées qui n’expliquent rien, faisant ici guère mieux que les économistes de l’OCDE qui avouent, eux plus modestes, qu’ils ne peuvent vraiment calculer la productivité au niveau micro-économique et qu’ils ne le font que par approximation au niveau macro-économique6.

La « supériorité » du capitaliste par rapport à l’analyste (qu’il soit marxiste ou « théoricien de la valeur » ou « expert ») reste quand même pratique dans sa capacité à susciter l’innovation et le profit au niveau micro-économique et à réaliser la capitalisation au niveau macro-économique. Quant à la « supériorité » des ouvriers et prolétaires, elle résidait jusqu’à présent dans leur capacité à mettre en crise le capitalisme, ce qui n’est pas la même chose que d’indiquer sa possibilité ou d’attendre sa venue. Une capacité qui malheureusement s’est réduite à la fin des années soixante-dix.

Si on veut continuer à parler en termes de crise, il faut donc dissocier la « crise » de la perspective ancienne de la décadence du capitalisme ou de son effondrement (la « crise finale ») et plus généralement d’une perspective catastrophiste. Lisons, par exemple, le dernier Loren Goldner qui a d’ailleurs contribué au no 15 de Temps critiques dans le cadre d’une discussion autour de la notion de capital fictif, mais dont l’approche de la crise nous paraît inacceptable : « Mais pour ceux d’entre nous qui ont vécu les mouvements sociaux des années 60 et du début des années 70, les trois décennies et demie de long affaiblissement du système capitaliste mondial, avant l’effondrement de 2008, apparaissent comme l’une des plus longues et des plus étranges périodes historiques depuis l’émergence du mouvement communiste dans les années 18407 ». Pas étonnant que cela soit étrange puisque exprimé comme cela on a l’impression qu’il n’y a eu ni révolution technologique avec les NTIC ou encore le développement des bio et nano technologies, ni restructuration des entreprises capitalistes. Et quel est cet effondrement dont nous parle Loren Goldner ? D’une part les États ont en grande partie repris la main en épurant le secteur financier et en prenant des mesures certes de sauvegarde (« Too big to fall »), mais aussi de contrôle des banques, y compris aux États-Unis (séparation des activités d’affaires et de dépôt, limitation des opérations sur comptes propres, etc.) et en promouvant une intervention accrue des banques centrales, pendant que d’autre part, les grandes entreprises ont vu leurs taux de profit s’envoler même si c’est dans le cadre d’une « reproduction rétrécie8 » qui procède plus par capitalisation et fusions/acquisitions que par accumulation9. ce qui fait que les mêmes qui annoncent une envolée des taux de profit annoncent aussi une baisse de rentabilité du capital (encore une contradiction qui perdure en s’élevant à un plus haut niveau !)

La plupart du temps, cette position catastrophiste s’est exprimée sous l’idée que « la seule limite du capital c’est le capital lui-même10 ». Une formule utilisée par Marx qui, accompagnée de l’idée d’un déterminisme du « système » du fait de sa structure de « capital automate », nous renverrait tout simplement à la forclusion de toute idée de dépassement. Sur ce présupposé, le capitalisme n’est alors même plus conçu comme produisant un rapport social entre forces antagonistes.

Ainsi, François Chesnais (cf. note 10) ne nie pas l’idée de contradiction interne, mais il ne semble plus « croire » suffisamment qu’on peut encore compter dessus. Il lui faut en quelque sorte un surcroît de crise. C’est la complémentarité inverse de celle de Robert Kurz11. Pour Chesnais, la contradiction externe va nous plonger dans une autre dimension de la crise, plus fondamentale ; pour Kurz la contradiction externe n’est que la goutte d’eau qui fera déborder plus vite le vase. Mais dans les deux cas on se réfugie dans une sorte de géopolitique de la crise indécidable ou infalsifiable comme disait Karl Popper des idéologies qui se prennent pour des vérités. La question de la survaleur en est un bon exemple : Kurz (et le marxisme orthodoxe aussi) partent de l’idée que seule la force de travail est productrice de survaleur comme si justement la révolution technologique ne remettait pas cela en cause, comme si le nouveau type de machine ne supprimait pas la différence entre travail mort et travail vivant, bref comme si la machine continuait à ne faire que transmettre sa valeur sans en créer dans la nouvelle configuration (cf. à ce sujet et quoiqu’on puisse les critiquer sur d’autres points les thèses d’autres marxistes comme Negri, Virno, Marazzi et les post-opéraïstes en général). À quoi sert alors de parler de la « troisième révolution industrielle » pour ce qui est des NTIC si on ne perçoit pas le rapport entre vitesse et valorisation ?

Si on veut aller à la racine du problème alors on peut dire que c’est l’hypothèse de la crise qui sauve la théorie, la situation de non-crise n’étant plus considérée comme « normale » puisqu’elle n’est pas compréhensible par la théorie, que ce soit celle des rendements décroissants ou de la stagnation séculaire de Ricardo ou celle de la baisse tendancielle du taux de profit de Marx. On comprend alors pourquoi la prédiction, si elle veut rester critique, ne peut être que funeste, car elle sous-tend la seule possibilité politique d’un autre monde à partir du moment où il a été décidé que la limite du capital c’est le capital lui-même puisque le travail n’est qu’une composante du capital12 et non pas un pôle du rapport social capitaliste qui le contredit.

Les analyses traditionnelles de la crise sont mises à mal par les transformations du capital

– Le retour de la forme A-A’ ou l’utopie de la fluidité

Dès 1973, Ch. Levinson, qui analyse les firmes multinationales (FMN), déclare « Le capital n’est plus un facteur de production, c’est la production qui est un facteur de capital ». Dit autrement, la forme A-A’ « est la forme pure du capital et d’ailleurs sa forme première13, celle à laquelle il cherche toujours à retourner même s’il doit parfois emprunter les formes M-A-M ou A-M-A’ (cf. Braudel et l’histoire du capitalisme) pour accroître la capitalisation.

C’est la forme A-A’ qui représente le mieux la puissance indifférenciée du capital et qui peut donc le mieux assurer une unité de ses différentes fractions aussi bien dans le cadre du financement des innovations, que du fonctionnement de la Bourse ou que du développement des concentrations par la forme actuellement dominante des fusions/acquisitions14 signe d’une prédominance de la capitalisation sur l’accumulation, de la fluidité sur la rigidité.

L’une des spécificités du capitalisme est le recyclage continuel de l’argent dans la circulation et non pas dans celle de la production de marchandises qui n’en est qu’une forme indirecte et dont l’importance varie historiquement. Il n’y a pas là un quelconque « capitalisme inversé » comme l’affirment Lohoff et Trenkle dans leur ouvrage La grande dévalorisation.

Dans la formule A-A’ le capital tend vers l’auto-présupposition, son utopie en quelque sorte. Lever les limites est l’objectif du capital fictif. Il y a donc risque par nature. Le crédit c’est de l’argent virtuel, mais qui a un souvent un effet immédiat sur l’économie, le taux de croissance, l’emploi. Le crédit symbolise la puissance du futur anticipée dans le présent. C’est un moment on ne peut plus réel qui crée de la valeur en la présupposant.

Le capital devient totalité grâce au marché financier où il conjugue alors substance et immatérialité. Par exemple l’entreprise à travers sa transformation en holding est à la fois valeur de capital productif et actifs financiers, stocks (immobilisations en capital fixe et ressources humaines) et flux (ventes et rachats d’actions, acquisitions délocalisations, mise en réseaux des établissements, investissements directs à l’étranger, salariés précaires).

– Le capital fictif, cet incompris

Il faut clarifier la notion de capital fictif.

Nous sommes déjà peu nombreux à l’utiliser (la Wertkritik, F. Chesnais, Loren Goldner, Temps critiques et J. Camatte), mais en plus nous nous divisons entre ceux qui la réduisent quasiment au capital spéculatif ou au crédit, mais avec une vision anti-chrématistique et morale derrière (Jappe) tout en le déclarant parfois productif (quand il n’est pas « à découvert » : Lohoff, Trenkle, Kurz), ceux qui comme F. Chesnais15 en font le chaînon manquant qui assurerait l’unité entre le monde de l’accumulation et le monde de la circulation (la « déconnexion » chassée par la porte fait son retour par la fenêtre) en créant artificiellement [!!!, NDLR] des débouchés ; ceux qui, comme Goldner16 (et aussi Lohoff-Trenkle) lient capital fictif et dévalorisation via un double mouvement mystérieux de déflation/inflation et enfin ceux qui comme Temps critiques et Camatte en font un agent essentiel de la dynamique du capital et de son procès de totalisation qui tend justement à l’unité production/circulation.

Un exemple de ces confusions apparaît bien dans l’appréhension des dividendes par de nombreux marxistes et par exemple par F. Chesnais qui en a une conception particulièrement restrictive. Pour lui le dividende rémunère l’action comme si la majorité des actionnaires était encore des petits porteurs qui placeraient leur argent pour améliorer l’ordinaire. Or le nombre de petits actionnaires en France et en Allemagne est plutôt en baisse et surtout leur part dans le total des actions en circulation se réduit comme peau de chagrin au profit des gros actionnaires que sont les assurances, des banques, d’autres entreprises dans le cadre de participations croisées, sans parler du processus qui voit les grandes entreprises racheter maintenant leurs propres actions émises ces dernières années. Pour ce qui est de la France, par exemple, la Caisse des Dépôts et Consignations est un des plus gros actionnaires et il est difficile de lui reprocher de ne pas réinvestir ces dividendes puisque c’est quasiment sa fonction première. Le capital fictif n’est donc pas qu’un souvenir d’un capital ancien comme l’écrit Chesnais, il est aussi anticipation d’un nouveau même si dans sa phase de transition il peut être appelé fictif.

Quant au niveau des dividendes versés, il est lié effectivement à la globalisation financière qui accentue le flottement et le nomadisme des capitaux qui cherchent à se placer. Il faut donc pour chaque entreprise ou pays attirer ces capitaux surtout quand, pour différentes raisons, ils ne représentent pas une destination évidente (il faut alors inciter à) ou quand la structure même du capital d’un pays fait qu’il y a insuffisance de capitaux. Ainsi en France il n’y a pas de fonds de pension français puisque pour différentes raisons l’État s’y est opposé et il faut donc attirer des fonds étrangers et pour cela leur accorder une rémunération extra. Il est ainsi pathétique de voir certains spécialistes de la dénonciation de la finance crier haro à la fois contre les fonds de pension et contre de hauts niveaux de dividendes !

Le financement de l’innovation et plus particulièrement des NTIC par ce capital fictif ne correspond donc pas à un intérêt particulier d’une fraction du capital, ni même principalement à un intérêt collectif certes évident, mais participe aussi du mouvement de globalisation lui-même et de sa « préférence pour la fluidité » (toujours l’utopie de la forme A-A’).

La plupart des marxistes considèrent le capital fictif comme un agent pro-cyclique (c’est-à-dire qu’il renforcerait toujours la tendance conjoncturelle, qu’elle soit inflationniste ou déflationniste) alors que, comme Keynes l’a montré, le capital fictif est contra-cyclique parce que justement l’argent n’est pas un simple voile jeté sur « l’économie réelle » ou un moyen technique pour faciliter les échanges, mais un agent économique fondamental. Il est un agent structurel de la dynamique, et ce dès les débuts du capital. Et aujourd’hui c’est encore ce qui se passe avec le financement de l’innovation et plus particulièrement des NTIC par ce capital fictif. Il participe bien du mouvement de globalisation et non de la « déconnexion », et contrairement à ce que dit Kurz, il n’a pas de caractère particulièrement inflationniste. En effet, beaucoup d’auteurs et par exemple ceux de la Wertkritik confondent extension du crédit et croissance de la masse de liquidités internationales due aux pétrodollars or c’est confondre deux périodes correspondant à deux politiques différentes qui mettent justement en exergue le rôle contra cyclique du capital fictif, rôle que ni Chesnais ni Kurz ne semblent comprendre17. Or aujourd’hui où dans un environnement déprimé on a une politique de crédit facile, elle pourrait l’être encore plus si elle s’orientait vers un nouveau plan Marshall, mais cette fois en direction du capitalisme vert, des énergies renouvelables, etc. Cela suppose une entente au niveau de l’hyper-capitalisme du sommet et ça, c’est une autre histoire.

– La dette qui guette dans l’ombre

Elle ne constitue pourtant pas un facteur de crise en soi, n’en déplaise aux hommes politiques de droite et aux militants politiques d’extrême gauche. En dehors du fait qu’elle entretient un lien économique entre créditeur et débiteur, elle constitue un rapport de pouvoir, et ce aux deux extrêmes : le pays le plus riche (les États-Unis) est celui qui est le plus endetté (positivement) car c’est celui qui peut capter le plus de richesse non pas parce qu’il est le plus endetté évidemment, mais parce qu’on lui reconnaît la capacité à devenir encore plus riche18. À l’opposé, les pays plus pauvres comme la Grèce sont endettés (négativement) non pas pour leur manque de richesses, mais comme signe de leur mauvaise « gouvernance » (incapacité à lever l’impôt et évasion fiscale, dépenses militaires disproportionnées, corruption). D’une manière plus générale, c’est cette absence de fiabilité des institutions de crédit et plus généralement de gouvernementalité qui explique la difficulté, pour les capitalistes, à soutenir le développement par le crédit dans les pays pauvres. Le risque inhérent du crédit c’est quand il n’est pas chargé d’accompagner la croissance ou de l’anticiper, mais de la remplacer. D’où aussi l’apparition de véritables systèmes de microcrédit comme au Bangladesh.

Tout le discours actuel sur la dette ne fait pas que rendre compte d’une dégradation des comptes publics, il renvoie, au niveau théorique, à l’idée, partagée aussi bien par les marxistes que par les néo-classiques, selon laquelle l’État est improductif et ses dépenses pèseraient sur le secteur privé productif. Outre l’incompréhension du rôle historique de l’État dans la constitution et l’institutionnalisation du capitalisme, c’est négliger aussi qu’aujourd’hui, sans l’augmentation de la dette publique, des pans entiers de l’économie se seraient effondrés.

En pratique, la dynamique est forcément déséquilibre alors que la théorie économique a toujours construit ses analyses sur l’équilibre, même quand elle intégrait la possibilité des crises (la crise comme correction et retour à l’équilibre)19. Et ce sont les institutions du capital qui sont chargées de l’équilibre après coup (cf. Le rôle du FMI, la « troïka » et la Grèce20). Un journal comme Le Monde diplomatique nous fournit la meilleure expression de cette « crisite » aigüe d’origine marxiste, mais transformée en vulgate. Un exemple parmi tant d’autres : « L’onde de choc de la crise financière, partie le 2 juillet 1997 de Thaïlande, n’a pas achevé sa funeste propagation […] La moitié de l’économie mondiale se trouve frappée par un risque systémique » (mars 1999). Rebelote ensuite pour la crise du Nasdaq21, puis la crise japonaise jusqu’à celle des subprimes22. La seule façon de s’en sortir pour ces augures, c’est de dire que nous ne sommes pas encore sortis de cette crise, ce qui revient à dire que le terme de crise n’a plus de sens quand la dynamique est plus instable (« la révolution du capital ») que pendant les Trente glorieuses et qu’il n’y a pas (encore ?) de nouveau mode de régulation lui correspondant (cf. « Le cours chaotique du capital », Temps critiques, no 15).

La dette a d’autre part des vertus reproductives selon Brenner qui souligne seulement qu’il y aura des effets de longue durée. Ce qu’il appelle une « contraction systémique », ce que nous appelons une « reproduction rétrécie ».

Il faut sortir de la haine anti-capitaliste de l’argent, commune à l’extrême droite et à l’extrême gauche et base de l’antisémitisme et des théories du complot.

Sortir de la chrématistique d’Aristote et de cette idée quasi religieuse que l’argent n’est réel (ou moral) que s’il est le représentant d’un travail vraiment effectué, idée défendue même par ceux qui sont contre le travail ! 

« Économie de casino », « meccano industriel », « consumérisme » sont des formules qui, si on les débarrasse de leurs sous-entendus moralistes, signalent que les activités économiques et sociales sont des activités à la fois ludiques et de pouvoir et ne sont donc pas strictement « rationnelles ». Mais le pari de l’entrepreneur schumpetérien, idéal-type du capitaliste pour Weber, l’était-il plus, rationnel, que celui de Gates, Buffett, Zückerberg ou Soros ?

Il n’y a pas de déconnexion économie réelle/finance

Tout d’abord parce qu’il n’y a pas d’économie irréelle ou virtuelle23. Ensuite et surtout parce que la financiarisation n’est pas une technique, mais une relation de pouvoir qui inverse l’ancien rapport de force entre prêteurs et emprunteurs qui présidait dans le fordisme. La dette est donc bien domination, mais pas domination du grand Léviathan ; elle est rapport social et elle ne fonctionne pas sur la base d’un 1 % de population qui l’imposerait aux 99 % restants, comme semble le croire David Graeber et son histoire de 5000 ans de dette.

La dette n’est donc pas en soi un handicap, mais le plus souvent un choix stratégique24 si on tient compte du fait que ce n’est que l’autre nom du crédit. Selon les économistes libéraux, il permet une meilleure allocation des ressources quand il s’appuie sur la fiabilité des institutions de crédit et il expliquerait la montée en puissance du monde occidental (D. North, 1973). Une vision idyllique qui néglige le fait que les crédits aux entreprises vont plus aux grandes qu’aux petites entreprises et aussi le fait qu’historiquement le crédit ait été aussi orienté par les pouvoirs publics comme en Europe après 1945 avec la nationalisation des banques de dépôt. C’est à nouveau le cas aujourd’hui ou les banques centrales pratiquent des politiques monétaires actives et expansionnistes pour relancer une activité brimée par les contraintes des politiques budgétaires restrictives en l’absence de possibilité d’appliquer les traditionnelles policy mix25 de la période des Trente glorieuses. Leur « indépendance » en fait les nouvelles représentantes du capital collectif alors que c’était le rapport patronat-État-syndicat qui le symbolisait dans la phase précédente. L’inflexion n’est pas négligeable.

De la même façon, l’euro en théorie ne renvoie qu’à lui-même comme représentation de la valeur en général dans son espace propre sur fond de banque centrale européenne indépendante. C’est la faillite de la Communauté européenne que de ne pas avoir voulu être à la base d’un nouveau mode de régulation, ce qui était une possibilité envisageable en Europe (un keynésianisme élargi et rénové), d’un point de vue capitaliste, du fait de l’histoire politique (États-nations) de certains de ses États membres, a priori peu enclins à suivre le modèle anglo-saxon court-termiste. Le résultat c’est un sous-modèle allemand qui domine. L’euro s’y est retrouvé adossé à l’ancienne valeur du DM et à la politique de monnaie forte de la Bundesbank26 pour avoir encore son mot à dire en tant que puissance économique au niveau de l’hyper-capitalisme du sommet, sans être obligée de se constituer en puissance politique. Dégât collatéral : cela a conduit la Grèce à l’étranglement.

Il faut donc éviter les généralisations hâtives, car il existe des différences très importantes entre formations économiques et sociales. Ainsi, les salaires ont continué à progresser en France, les inégalités27 y ont été très contenues, le capital y est plus taxé que dans la plupart des autres pays capitalistes, au prix certes d’un chômage plus important. Ailleurs, les salaires ont stagné ou baissé, les inégalités ont explosé, les classes moyennes ont été déstabilisées, les classes populaires appauvries (cf. États-Unis et GB, par exemple). Donc même si elle n’est ni radicale ni révolutionnaire, la lutte sociale collective permet au moins de résister comme le montre la lutte en France contre le projet de loi El Khomri, alors que les lois Hartz en Allemagne ainsi que les contrats à zéro heure en Angleterre.

Et surtout, d’une manière générale, ce qui est à retenir c’est que les salaires réels ne suivent plus la hausse des gains de productivité. C’est particulièrement net pour l’Allemagne.

Toutefois, cette baisse des salaires réels correspond aussi au processus d’inessentialisation de la force de travail au sein de la chaîne de valorisation, point que je ne développerai pas non plus ici.

– Le nouveau rôle des banques centrales « indépendantes »

Il est remarquable que les analyses actuelles de la crise restent en général fixées sur la crise de 2008 comme s’il ne s’était rien passé depuis et que la croissance n’avait pas repris, certes dans sa forme « rétrécie », comme si les entreprises ne faisaient pas de profits alors qu’ils sont aujourd’hui très hauts (cf. les bénéfices des entreprises du CAC 40 pour 2016 en hausse de 15 % pour un chiffre d’affaires inchangé) et que c’est plutôt leur ré-investissement qui pose problème, mais pas leur rétablissement. De la même façon, des mesures ont bien été prises depuis pour réglementer la sphère financière. Ainsi, selon un article d’un économiste américain dans Le Monde daté du jeudi 9 mars 2017, les banques se seraient détournées de l’emprunt pour se financer et elles privilégieraient maintenant les capitaux, alors qu’avant 2008 cette pratique ne concernait seulement que 2 % du total. D’autre part, la loi Volker sur les restrictions bancaires vise à limiter les opérations sur fonds propres et donc à introduire une distinction entre banques d’affaires et banques de dépôt comme en Europe. Ce sont d’ailleurs ces mesures qui sont mises en danger par l’arrivée de l’équipe Trump au pouvoir. 

– Mise à mal de la théorie quantitativiste de la monnaie (d’origine néo-libérale, Milton Friedman) et de la théorie classique (et marxiste) de la monnaie comme voile

La plupart des analyses marxistes qui se veulent radicales ignorent la monnaie et oublient que les déficits sont nécessaires à la croissance économique, car ils rendent possible l’accroissement des liquidités. Il existe en effet une corrélation entre ces deux éléments : sans croissance de la masse monétaire, pas de croissance économique. Il y a deux sources de croissance monétaire : l’État par la banque centrale et la planche à billets et les banques qui sont habilitées à créer de la monnaie scripturale comme simple jeu d’écriture comptable. Ce mouvement n’est toutefois pas libre puisqu’il y a des institutions monétaires qui le réglemente. Mais des dérives existent et elles se développent selon deux tendances. D’un côté, les États creusent les déficits en dépensant plus d’argent qu’ils n’engrangent d’impôts (c’est particulièrement le cas aujourd’hui avec la baisse des recettes due à un ralentissement de l’activité et aux baisses d’imposition) et donc ils s’endettent ; de l’autre, les banques prêtent au-delà des possibilités de remboursements des ménages et des entreprises parce qu’elles sont prises dans le tourbillon de la globalisation qui a déréglementé en partie le secteur en lui offrant de formidables opportunités. Cela augmente sensiblement leur prise de risques. Des nouvelles mesures de réglementation sont donc nécessaires. C’est ce qui aurait dû se mettre en place après 2008 et l’a été partiellement : loi Paulson, projets de séparation banques d’affaires/banques de dépôt, politiques d’argent facile menées par les banques centrales pour compenser la contraction des activités… due en partie aux politiques de désendettement et donc d’austérité, mais ne la été qu’insuffisamment (échec du plan Paulson28) ou est même aujourd’hui remis en cause par certains projets de l’équipe Trump.

– L’impossible imputation

Le juste à temps du toyotisme mêle temps de production et temps de non-production au sein d’un travail productif général qui ouvrira ensuite sur les théories du General intellect. Cela ruine tous les anciens calculs de productivité, celle-ci n’étant déjà plus depuis un certain temps assignable à une force de travail individualisée (Zarifian), mais n’est plus mesurable non plus par le rapport habituel Q/tps. Dans le même ordre d’idées, la combinatoire homme/machine des nouveaux process productifs rend artificielle toute détermination d’une productivité du « travail » sauf à croire qu’un seul agent au milieu d’une usine entièrement automatisée serait le seul producteur de survaleur ! Ce casse-tête n’en est un qu’à cause de cette croyance quasi religieuse aux hypothèses ou tendances dégagées par Marx et ensuite considérées comme des lois économiques par ses disciples transformés en économistes. Ainsi, dans notre exemple, l’idée que seul le travail vivant et non pas le travail mort est créateur de richesse parce que le second ne ferait que transmettre29 sa valeur est aujourd’hui proprement surréaliste (cf. à ce sujet le livre de Steve Keen : L’imposture économique, L’atelier, 2014).

Le profit est aujourd’hui dans une large mesure anticipé. On produit ce qui est déjà vendu ce qui résout le problème dit de la « réalisation ». Création et réalisation de la valeur sont rabattues l’une sur l’autre. Unité production/circulation facilitée par le développement des NTIC et la vitesse des flux d’information qui en résulte

– La dynamique du capital n’est pas qu’économique.

Elle vise à la « société capitalisée », c’est-à-dire à une transformation profonde (anthropologique ont dit certains) des rapports sociaux et des comportements. La perspective idéologique est claire : elle consiste à vouloir transformer tous les individus en « entrepreneurs de soi » à travers des processus aussi contradictoires que l’egogestion de sa ressource humaine, l’accession de tous à la propriété (l’une des bases de la « crise » de l’immobilier en 2008), l’ubérisation des rapports de travail au défi du salariat, les innovations transhumanistes de la part de nouvelles firmes comme les GAFA. Des firmes dont on ne sait encore qualifier le pouvoir comme le prouve l’exemple du Danemark qui vient d’ouvrir une ambassade en Californie pour traiter avec elles, mais dont on sait déjà qu’elles possèdent de véritables « trésors de guerre » (cf. les polémiques autour de la puissance d’Apple qui échapperait aux contraintes étatiques sur l’impôt).

– Le paradoxe de Solow

Cette tendance est renforcée par le fait que la croissance actuelle (non, non ce n’est pas un « gros mot ») n’est pas portée comme auparavant par une ou des innovations motrices (Schumpeter) contrairement à l’hypothèse qui sous-tendait les cycles longs de Kondratiev. Il n’y aurait pas de troisième révolution industrielle contrairement à ce que soutient l’école critique de la valeur Les nouvelles technologies de l’information qui apparaissent ne sont en tout cas pas considérées comme telles par la plupart des « experts ».

C’est cette absence qui explique le paradoxe relevé par Solow sur le rapport peu évident entre développement des NTIC et gains de productivité si on utilise les outils comptables habituels. Or la nouvelle économie est impulsée par autre chose, à savoir le niveau élevé de vitesse de circulation30 qui est elle-même un élément de valorisation par la dynamique supplémentaire qu’elle imprime. Le paradoxe de Solow se résout si on considère que les gains de productivité ne sont plus reversés essentiellement sur le procès de production et le rapport capital/travail, mais qu’ils participent à la progression de l’accélération. Il en découle alors que l’invisibilité des gains de productivité due aux NTIC n’est réelle que par rapport au cadre productif strictement défini et que la visibilité se retrouve en fait dans les prix qui globalement sont à la baisse.

Au niveau théorique c’est une autre façon de dire que les prix dominent la valeur. Le nouveau modèle est déflationniste alors que l’ancien était inflationniste. Ce qui est « bien » pour les marxistes, c’est que dans un cas comme dans l’autre ils peuvent continuer à placer leur concept fourre-tout de dévalorisation de façon à anticiper la future « grande » crise.31.

 

– aucune théorie de la valeur ne peut rendre compte de la transformation de la connaissance et du savoir en valeur ce qui est gênant quand on sait la part de connaissances qu’intègrent les processus de production de l’amont à l’aval32 ; un facteur endogène de la croissance, mais réductible ni au capital fixe ni au travail vivant. Mais si on veut l’isoler, par exemple pour calculer sa productivité en espérant résoudre le paradoxe de Solow, c’est-à-dire l’existence d’une part de productivité qui est au-delà du capital fixe et du travail et qu’on veut encore parler dans les vieux termes, elle a certes une valeur d’usage, mais pas de valeur d’échange de référence et elle fonctionne soit au coût marginal (hypothèse néo-classique) soit au coût de reproduction (économistes classiques + Marx) lequel tire très vite vers zéro au fur à mesure de l’augmentation des quantités et de la vitesse de la circulation. Elle n’a donc que peu de rapport avec le coût initial. On voit ici le risque à prendre pour développer des starts up et la nécessité fonctionnelle et productive du crédit sous la forme de « capital-risque », alimenté souvent par des fonds de pension qui doivent se prémunir contre des couacs éventuels (cf. l’écroulement des valeurs du Nasdaq) en demandant de forts retours sur investissement33.

Sphère financière et sphère du savoir essaient de trouver leur articulation comme dans un jeu… de pouvoir.

Quelques questionnements pour conclure

– la dynamique actuelle du capital est-elle surtout cognitive (cf. Negri et les post-opéraïstes) ou fluidique (Cf. Gaël Giraud et l’idée que sans énergie le capital est immobile)… ou les deux ? Difficile de le dire sans saisir la spécificité des NTIC dans la dynamique générale du capitalisme que ce soit du point de vue du procès de production et de travail ou de la valorisation (Kurz parle à ce propos de « troisième révolution industrielle » sans impact sur la valorisation, cf. sa polémique avec Postone) alors que d’autres y voient au contraire l’avènement d’un capitalisme cognitif ou encore connexionniste, que du point de vue de la transformation des comportements (révolution anthropologique).

– la faiblesse des taux d’intérêt et la surabondance de capitaux « flottants » permettent des investissements dans de nouvelles énergies et bio/nano technologies, capitalisme vert, énergies alternatives, cela contredit-il les augures de l’épuisement ou de l’effondrement ?

En d’autres termes, est-ce réalisable dans le cadre capitaliste ?

– sommes-nous dans une phase de transition comme le pensait G. Arrighi (via Braudel + Gramsci) pour qui toutes les périodes de transition34 d’une hégémonie à l’autre (par exemple EU/Chine pour ce qui est de son hypothèse) se traduiraient par une contraction des grands indicateurs économiques et une expansion financière laquelle représente un mouvement récurrent et de longue durée ?

On peut rester circonspect sur la transition d’hégémonie perçue par Arrighi, mais ce qui est sûr c’est qu’elle est actuellement plus en phase avec ce qui se passe que l’ancienne analyse de longue durée Kondratiev-Schumpeter.

 comment expliquer la co-existence des tendances à la fluidité du capital et le fait que des tendances rentières semblent non seulement perdurer, mais même se développer ? Est-ce dû à l’absence d’inflation ? On peut en douter puisque les taux d’intérêt sont très bas voir négatifs ce qui va plutôt dans le sens d’une « euthanasie des rentiers » si la tendance se confirme35. Alors, logiques rentières ou débouchés solvables insuffisants dans la mesure où si on ne produit que ce qui se vend, faut-il encore que la demande soit solvable ?

 

Jacques Wajnsztejn, mars 2017

 

Notes

1 – Cela peut confiner à une crisite aigüe comme dans le no 25 de la revue Théorie Communiste (mai 2016) dont j’extrais ce passage : « Dans cette séquence, tout se joue pour l’instant comme crise du rapport de l’État à la société, et tout le monde y joue [ça, c’est juste ! NDLR]. Il y a une étroite combinaison entre crise du rapport salarial, crise de la mondialisation, crise de la société salariale, crise de légitimité et de reconnaissance de l’État dénationalisé, interclassisme et politique » (op. cit., p. 50).

2 – À quel point cette perspective s’avérait incapable de comprendre cette nouvelle dynamique apparaît bien dans les conclusions d’un des plus brillants théoriciens marxistes de l’époque, Henrick Grossmann, in Marx, l’économie politique classique et le problème de la dynamique, Champ libre, 1975, où on peut lire : « Marx montre, à l’opposé de la conception prédominante, qu’il n’existe pas de mécanisme d’égalisation permettant d’adapter la production aux besoins. L’orientation sur la consommation, c’est-à-dire l’ajustement de la production à la demande, était selon Marx un trait de jeunesse du capitalisme, de la période précédant la grande industrie moderne, alors qu’il n’existait pas encore de capital fixe important. (Misère de la philosophie, Économie I, La Pléiade, p. 41-42). Ohno et les dirigeants de Toyota ne devaient pas être des grands lecteurs de Marx et de Grossmann !
Et Grossmann de poursuivre : « C’est précisément une caractéristique de l’économie capitaliste avancée que de ne pas être axée sur la consommation, mais sur la production », d’où une tendance à la surproduction (op. cit., p. 155). Comme on peut le voir dans l’introduction de Paul Mattick et au-delà d’une orthodoxie marxiste à maintenir, l’objectif réel est la critique des thèses de Keynes sur la demande effective.

3 – Dans les deux cas, il s’agit de rendre la demande effective.

4 – Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

5 – En fait, les innovations se repèrent dans la phase descendante du cycle et tiennent tous leurs effets dans la phase ascendante qui suit, du fait du délai qui sépare découverte et exploitation.

6 – Pour ceux qui voudraient des précisions techniques, on peut se reporter à :
http://www.alternatives-economiques.fr/michel-husson/optimisme-structurel-a-locde/00077923 ou aussi à Pierre Naville, La maîtrise du salariat, Anthropos, 1984. Il y explique que, malgré les efforts de mathématiciens préoccupés de la validité analytique des catégories marxiennes (Garegnani, Vicarelli, Miconi, Nuti, Panizza : Valori e prezzi nella teoria di Marx. Sulla validità analitica delle categorie marxiane, Einaudi, 1981, le marxisme analytique calcule uniquement en données agrégées et en utilisant des « valeurs moyennes » donc on ne sort pas de l’hypothèse de départ qui est finalement que les tendances remplacent les statistiques. Pierre Naville, l’utilisation des mathématiques modernes vaut mieux que le pseudo algèbre de Marx qui est largement inférieure aux modèles matriciels des économistes physiocrates (le tableau économique et la conception du circuit de Quesnay) ou classique comme Ricardo ou chez les néo-classiques au modèle de l’équilibre (Walras et Marshall). Pour Naville il faut revenir aux catégories qui peuvent permettre d’aboutir à des axiomes et donc abandonner la catégorie « valeur » (la forme-valeur).

7 – L. Goldner : « Le moment historique qui nous a produits. Révolution globale ou recomposition du capital ? » in la revue Ni patrie ni frontières : « La gauche identitaire contre la classe, aux sources d’une régression », 2017.

8 – On peut dater ses débuts de 1973, c’est en tout cas l’avis de Robert Brenner dans « L’économie mondiale et la crise américaine », in la New left revue, Agone, no 49, 2012, p. 65 et sq. Pour Brenner, le premier point est qu’on ne peut parler de « déconnexion » entre finance et « économie réelle » parce que les secteurs manufacturiers des principaux pays exportateurs reposaient eux aussi sur la dette. La dette (il n’emploie jamais le terme de capital fictif) prend pour lui des vertus reproductives, mais avec contraction systémique de longue durée. Robin Blackburn lui vient aussi en aide dans la même revue en montrant que les fonds de pension, loin d’être principalement habités par l’idée de rendement, constituent aussi des éléments de socialisation financière (op.cit, « La crise 2. 0 », p. 110 et sq.).

9 – Loren Goldner hésite sans arrêt entre sa perspective fondamentale et caractéristique de la gauche communiste historique, d’une décadence du capitalisme et la réalité de la croissance. Cela ne l’empêche pas de parfois pointer cette contradiction sans l’expliciter. Ainsi quand il déclare : « Durant ces quatre décennies, comme on l’a dit, le capital s’accroît [où est la “décadence ?”, NDLR] tandis que la reproduction sociale à l’échelle mondiale se contracte » (art. cit., p. 130). C’est justement cela qui nous pousse à dire que le capital porte la contradiction de la production à la reproduction !

10 – C’est par exemple la position de Kurz-Krisis pour qui la lutte de classe fait partie du Marx exotérique, le « mauvais » Marx. Nous ne nous attarderons pas sur cette coupure épistémologique à la Althusser, mais il faut signaler que Marx envisageait justement la lutte de classes comme faisant partie des limites internes puisqu’il considérait fondamentalement le capital comme un rapport social ou produisant un rapport social. Ces développements sur le capital automate existent certes, mais ils imprègnent moins l’œuvre entière. Par contre il n’envisageait pas de limite externe comme celle liée à un certain rapport à la nature extérieure du capitalisme et à ses effets à long terme et a fortiori dans sa vision du communisme.
Quand François Chesnais, dans Finance Capital Today déclare réfuter l’idée de contradiction interne et par exemple la tendance à la « stagnation séculaire » ou la tendance à la baisse du taux de profit, pour pouvoir continuer à valider son analyse de la crise comme crise des ciseaux entre profit et investissement, il reste, dirais-je, dans son rôle (idem pour Michel Husson qui reconnaît que les taux de profit se sont rétablis, mais parce que s’est produit une inversion du rapport de force dans le partage salaires/profit de la valeur ajoutée), mais quand F. Chesnais se reporte sur la crise climatique comme preuve d’une contradiction externe fondamentale, comment dire mieux alors l’échec du marxisme en tant qu’analyseur des contradictions internes qui ont toujours été l’objet de la critique de la part de « l’économie marxiste » ?

11 – Entretien pour le magazine Archipel, Longo Maï, 203, mai 2012.

12 – Pour prendre un exemple historique, la position du KAPD et de la gauche allemande n’a de sens politique que si la théorie de l’effondrement est vérifiée, sinon c’est de la « maladie infantile du communisme » comme disait Lénine. C’est d’ailleurs ce que reconnaîtra plus tard Paul Mattick.
La Wertkritik  dissout le travail dans le capital puisque sa conception du capital et du travail réduit la classe ouvrière ou le prolétariat à un simple « capital variable ». Comme le serf était attaché à la glèbe, l’ouvrier est attaché au travail. Le mouvement dialectique du rapport au travail est nié même quand il prend des formes anti-travail car la critique du travail n’est alors pas perçue comme une pratique de refus du travail, comme elle a pu se développer, surtout en Italie, elle n’est que l’affirmation d’un principe révolutionnaire (cf. le Manifeste contre le travail de la revue Krisis).

13 – Marx dit : « Le capital fictif est le capital par excellence (Théories sur la plus-value, vol III, ES, p. 538). Dans cette forme sans contenu il semble abolir le passé et tendre à l’immortalité (ibid., p. 55-57). Le capital devient totalité dans la mesure où il peut éliminer ses béquilles, c’est-à-dire ses présuppositions (ibid., p. 424). Mais Marx ne tient pas sa position et revient sur « cette forme capital qui s’aliène de plus en plus et perd toute relation avec son être propre » (ibid., p. 552). Cela va ouvrir la voie aux distinctions actuelles sur le « mauvais côté » du capital (le capital fictif) et son « bon côté » (le capital productif).
Donc, parler de forme « fétichisée » pour la forme A-A’ c’est oublier que c’est la forme pure du capital au sens où il serait ainsi débarrassé de ses présuppositions. Ce ne peut qu’être une tendance, mais elle est présente dès le début du capital et l’est aussi à ce qui pourrait être sa fin. Mais à la fin on sera tous morts comme disait Keynes !

14 – Comme en ce qui concerne leurs projets de robotisation interne, les investissements chinois à l’étranger procèdent de la façon la plus « moderne » qui soit, à travers les fusions/acquisitions (66 % du total en 2015 contre 32 % en 2010). Mais c’est plus, pour le moment une fringale qu’une stratégie d’alimentation même s’il y a bien une volonté de se placer « en amont de la chaîne de valeur » comme disent les économistes.

15 – « Notes sur la portée et le cheminement de la crise financière », in Carré rouge (2008).

16 – « Réponse de L. Goldner à Temps critiques », in Temps critiques, no 15, hiver 2010, p. 65 et sq. [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article207

17 – Le texte de Kurz frise le contresens quand il mêle inflation et endettement public alors que cet endettement public commence au contraire avec les politiques anti-inflationnistes menées depuis les années 1980 et se doublent en Europe d’une politique d’austérité et de refus des déficits budgétaires pro-cycliques contrairement aux États-Unis. Ces politiques visaient bien à limiter la fictivisation avec la pratique des taux d’intérêt élevés. Mais pour relancer l’offre des entreprises et les investissements il fallait bien trouver de l’argent ailleurs et autrement donc sur le marché financier et non plus bancaire. Financiarisation directe contre financiarisation indirecte plus coûteuse. Comportement tout à fait rationnel de la part des agents économiques.

18 – La confiance dans le dollar ne repose que sur cette croyance qui, il est vrai, ne repose pas sur rien.

19 – Ainsi Marx écrit-il le Livre I du Capital dans l’hypothèse d’une absence de concurrence afin de fonder son propre modèle de l’équilibre et ses différents schémas sur la production et la reproduction en dehors donc de toute considération pour une situation dynamique. Il parle ainsi en termes de « lois coercitives externes », en l’occurrence celles de la concurrence, qui « imposent » leur loi. D’où aussi ses incohérences au regard des livres II et III.

20 – À un niveau plus basique, l’économiste orthodoxe Patrick Artus, rappelle que la spéculation a une influence stabilisatrice sur les marchés puisqu’elle anticipe les déséquilibres. Elle profite des distorsions mais ne les crée pas.

21 – La bulle haussière du Nasdaq à la fin des années 1990 n’est pas à proprement parler une bulle spéculative, mais bien plutôt une bulle structurelle de croissance reposant sur une vision optimiste des opérateurs. Pourquoi structurelle, parce que du point de vue comptable ces actifs immatériels n’apparaissent pas dans les comptes des entreprises alors qu’ils sont comptabilisés dans les capitalisations boursières. La distorsion entre les deux valeurs peut alors atteindre des proportions qui deviennent inquiétantes et qui peuvent produire un retournement d’opinion. C’est que si les logiciels peuvent être assimilés à du capital matériel comme évidemment les ordinateurs et donc quantifiés et comptabilisés, la marque, la réputation, les relations, le savoir-faire, ce que les Anglo-saxons appellent la fair value peuvent difficilement l’être ou alors font l’objet d’une comptabilisation très discutable. Ainsi, les dépenses de publicité ou de sponsoring sont comptabilisées comme des faux frais et non comme des investissements, les investissements immatériels comme des consommations (seul l’investissement matériel est comptabilisé en investissement sous le vocable de formation brute de capital fixe (FBCF).

22 – Si les subprimes participent de la nouvelle ingénierie financière et sont rationnels au sens où ils rétribuent le risque. Ils ne sont pas nés de l’esprit de méchants (aux longs nez crochus). Ils sont reliés à ce qu’on pourrait appeler une ingénierie sociale inspirée par l’administration Clinton. Tout cela part d’une situation de fait qui est que les États-Unis cumulent une épargne structurellement très basse (5 % des revenus en 1990, 1 % en 2000 alors que la France tourne autour de 15 %, le Japon autour de 20 %) et de fortes inégalités sociales par rapport aux autres pays riches. Il s’agissait donc de « faire dans le social », mais un social privé et individualisé, en soutenant par la puissance publique les pratiques privées des banques en direction des pauvres (Afro-Américains ou Hispaniques surtout). Il s’agissait d’asseoir leur solvabilité douteuse par des mesures de défiscalisation. L’administration Bush n’a fait que continuer dans cette direction avec la technique du refinancement hypothécaire confiée aux assurances semi-publiques Fannie Mae et Freddie Mac.

23 – François Chesnais, toujours dans Finance Capital Today refuse l’idée de déconnexion, mais fait intervenir des distinctions entre capital financier comme concentration de capital global et finance sous-entendue spéculative. On n’est guère plus avancé que dans la perspective de la déconnexion si on n’en fait qu’une question de proportion au lieu d’y voir un risque « systémique » ; de même chez Kurz qui distingue capital fictif en général et capital fictif « à découvert ». On ne voit pas bien la finalité de ces distinctions si ce n’est d’essayer de dépasser la gêne d’être obligé de reconnaître que la financiarisation est globalement fonctionnelle et non pas prédatrice et que dans la globalisation ces distinctions sont justement impossibles ou en tout cas secondaires. C’est en tout cas la position d’économistes marxistes comme Michel Husson et aussi Robert Brenner pour qui il n’y a pas eu déconnexion parce que les secteurs manufacturiers des principaux pays exportateurs reposaient eux aussi sur l’endettement. C’est toute l’organisation du crédit et des opérations financières qui a changé avec la globalisation financière, par exemple quand il y a eu déspécialisation entre banques de dépôts et d’affaires. Il faut choisir. Si on pense comme Chesnais que le capital financier est un concentré de capital global, alors il faut reconnaître le rôle actif du capital financier dans les activités économiques et ne pas chercher à revenir à l’époque de l’intermédiation bancaire ou même à celle où seule la banque centrale pouvait créer de la monnaie (l’idéal de Cheminade et autres fascistes… ou trotskistes lambertistes focalisés sur la fameuse loi de 1973).

24 – À un point tel qu’aujourd’hui les entreprises capables de s’autofinancer à 100 % et elles sont nombreuses, préfèrent emprunter vue la faiblesse des taux.

25 – C’est-à-dire un mécanisme qui fait s’opposer politique monétaire et politique budgétaire. Par exemple une politique budgétaire de déficit et une politique monétaire restrictive à taux élevés ou l’inverse.

26 – Il ne faut pas oublier que ce sous-modèle s’accompagne de la cogestion dans la direction des entreprises comme le montrent aussi bien la puissance du syndicat IG-Metall , la présence forte des salariés dans les conseils de surveillance et le véritable pacte avec le diable passé par les salariés de Volkswagen avec leur direction. Tout cela permet le développement d’un mercantilisme intelligent et le déploiement de stratégies dans le cadre d’une vision à long terme (réunification, investissements industriels, contrôle de l’hinterland de l’Est…)

27 – L’OCDE vient de publier un document présentant sur les vingt dernières années l’évolution du coefficient de Gini. Ce dernier mesure la différence entre la courbe de Lorenz qui représente la proportionnalité des parts cumulées de population par rapport aux parts cumulées de revenus et la bissectrice du carré qui est censée représenter une droite d’égalité absolue (à 10 % de la population correspond 10 % des revenus, à 50 % de la population correspond 50 % des revenus, etc.). Le coefficient calcule la surface du triangle situé en dessous de cette ligne et ses valeurs peuvent varier de 0 (égalité absolue) à 1 (inégalité absolue). Qu’observe-t-on ? Du milieu des années 1980 au milieu des années 1990, les inégalités se sont accentuées globalement alors qu’elles avaient suivi une décélération continue pendant la période des Trente glorieuses. Mais cet accroissement concerne surtout les pays anglo-saxons et la France présente encore une tendance inverse. Dans la décennie suivante, ces inégalités se sont encore accrues particulièrement aux États-Unis, mais cela n’a pas été le cas dans plusieurs pays et encore en France où on a connu une stabilité du coefficient.
Ces inégalités se retrouvent évidemment accentuées aux extrêmes, surtout pour les pays anglo-saxons, mais je ne développerai pas ici puisque le texte porte sur la crise entendue au sens économique du terme et non sur les inégalités et la transformation des rapports sociaux.

28 – Par ce plan, le Trésor américain veut débarrasser les banques de leurs actifs « toxiques » à l’origine de la crise. Ce faisant, il compte restaurer la confiance dans le système financier. En échange de cette action, il obtiendra des titres de propriété dans les banques aidées. Si les institutions financières se redressent, le Trésor touchera les bénéfices, voire revendra à profit ses titres. L’État sera aussi tenu d’assouplir les modalités des prêts rachetés pour soulager les emprunteurs propriétaires de maisons menacées de saisies. Pour la plupart des économistes, ce plan ne résoudra sans doute pas l’ensemble des problèmes. Pour Nouriel Roubini, professeur à l’Université de New York et l’un des premiers à avoir prédit une crise d’une telle ampleur, la récession est déjà là, mais « l’enjeu est d’éviter une crise du type de celle traversée par le Japon dans les années 1990, qui a anéanti pendant dix ans le secteur financier. Si le plan est à 100 % efficace, la récession américaine durera deux ans ».

29 – Marx lui-même à qui finalement on peut tout faire dire : « On peut le considérer [le capital, NDLR] comme producteur de plus-value, car il est la force révolutionnaire et la théorie de la valeur-travail ne devient explicative que dans la première phase » (Livre III, tome 8). Bon, d’accord, il faut déjà y arriver au livre III, quand la plupart restent au chapitre 1 du Livre I.

30 – La prédominance du mouvement et de la dynamique fait qu’il devient difficile de parler en termes de cycles et donc de prévisions (cf. la théorie actuelle des cycles courts).

31 – La tendance à la capitalisation (rachats de leurs propres actions par les entreprises et concentration par fusions/acquisitions) contrecarre la tendance à l’inflation. Et le fait que la valeur actionnariale des grandes entreprises dépasse la valeur matérielle des actifs n’est pas signe de déconnexion, mais que ces firmes se produisent elles-mêmes comme valeur. C’est alors cette valeur qu’il faut faire croître parce que le capital s’est emparé de la valeur. L’incompréhension de ce processus conduit Lohoff et Trenkle dans La grande dévalorisation (Post-éditions, 2014) à dire que « Dans le secteur de l’information, ce sont non seulement le capital variable, mais également le capital constant employé, qui sont sans rapport avec la capitalisation boursière et les bénéfices » (p. 278). Comme pour eux le capital ne peut être que physique (op. cit., note 1, p. 278), ils n’envisagent que la composition organique des NTIC et non la composition technique qui englobe les savoirs productifs du General intellect.
Même chose à propos du haro sur les produits dérivés de la part de tous ceux qui oublient que la valeur notionnelle des innovations financières est certes très forte, mais qu’à peine 4 % du total est effectivement versé (la valeur liquide), car cela ne paie que la variation des taux. C’est la même réaction paniquée qu’au moment du passage à la monnaie fiduciaire privée de toute valeur intrinsèque, car en excédent par rapport à la valeur-or dans les années 1920 (cf. les thèses de Rueff à l’époque).

32 – Par exemple, chez Renault, le centre technologique et scientifique de Guyancourt regroupe environ 10 000 ingénieurs ce qui représente deux fois le nombre de salariés de la plus grosse unité française de production de Douai. Comme Sergio Bologna en Italie (« De l’usine au container »), P. Veltz en France dans « L’invention du conteneur » insiste sur les effets réseaux et économies d’échelle qui caractériseraient ce capitalisme hyper-industriel

33 – Un exemple de bulle haussière en 1990, une bulle nullement spéculative, mais une bulle structurelle de croissance trop optimiste parce que la valorisation de ces nouvelles entreprises est très difficile à évaluer avec des instruments de mesure inappropriés en l’état.

34 – Pour lui les luttes de classes des années soixante et soixante-dix ont eu le même rôle que les deux guerres mondiales. Elles ont accéléré l’histoire de la domination capitaliste (domination formelle/domination réelle du capital, « révolution du capital »). L’hypothèse d’Arrighi est intéressante, car en général, le danger des théories de la longue durée c’est de rendre secondaire ou même franchement accessoire les luttes contre le capital.
Dernière remarque, l’hypothèse d’Arrighi n’est acceptable, au moins politiquement, que si ces mêmes luttes de ce dernier assaut prolétarien n’étaient pas condamnées à cela à l’avance, à savoir accélérer l’histoire… au bénéfice des autres, comme justement ce fut le cas des deux guerres mondiales (la violence accoucheuse de l’histoire, mais de l’histoire du capital). On peut toutefois penser que la proximité d’Arrighi avec le mouvement italien (il est professeur à l’université de Trento en 1968) le délivre de tout soupçon à cet égard.

35 – Cf. La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936) où Keynes parle de l’« euthanasie du rentier » (Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire). L’euthanasie du rentier se réalise en faisant disparaître la rareté du capital par une nouvelle forme de partage de la richesse créée qui élimine « une répartition de la fortune et du revenu [qui] est arbitraire et manque d’équité ». Le taux d’intérêt se réduira, dit Keynes, à la somme du coût de dépréciation et de la prime de risque. C’est « l’euthanasie du pouvoir oppressif cumulatif du capitaliste d’exploiter la valeur-rareté du capital. »