Temps critiques #4

Activité humaine et travail

, par Charles Sfar, Jacques Wajnsztejn

1° partie1 : L'activité de l'homme comme aliénation initiale

Aussi loin que l'on puisse remonter, toute activité humaine apparaît comme sociale, toujours. Si cette détermination n'est pas exclusive a priori, elle peut être considérée comme constitutive de l'humain2. Quand je lis un livre par exemple, mon activité est éminemment sociale parce qu'elle est mise en rapport immédiat avec le temps, avec une autre subjectivité et donc avec tous les autres individus. Cette socialité remonte sans doute à la parole. Cette dernière dimension, symbolique, ne peut être appréhendée que comme corollaire de la socialité. Peu importe, dans ce contexte, de définir l'humain par quelque essence que ce soit : la spiritualité, la production de ses conditions d'existence, le désir, la contemplation3. Dans toutes ses attitudes ou pratiques l'humain ne se manifeste que dans le cadre d'une intersubjectivité qui renvoie d'emblée à toutes les autres. Le saisir au cœur de cette socialité première revient à éliminer, pour la critique, le piège de la vieille opposition entre idéalisme et matérialisme4, ainsi que celui des dogmatismes.

L'activité de l'homme, en tant qu'elle est sociale, est médiation de l'homme avec l'homme comme elle est bien sûr médiation de l'homme avec la nature. L'humain et la nature ne sont qu'un seul et même objet pour son activité. Mais ce qui fait du sujet de cette médiation un être humain, c'est qu'en agissant il devient immédiatement objet pour cette activité, et cela même lorsqu'il croit prendre pour objet de son activité, la nature seule. Il est transformé par son activité. Quand l'homme fabrique un objet, il n'y a pas que l'objet qui lui apparaît comme produit de son activité ; il y a aussi lui-même, transformé par cette activité dans le cadre de ses rapports sociaux (le fameux « regard des autres »). En transformant ainsi l'homme et la nature d'un même mouvement, l'activité devient objet privilégié pour elle-même. Elle s'autonomise en quelque sorte de son sujet humain, à la faveur de sa dimension sociale. Elle lui échappe5. Le sujet semble ainsi s'être aliéné dans son activité en ce sens qu'elle se présente à lui, socialement, comme un être-là primordial, à conquérir. Il ne la saisit plus directement dans sa finalité théorique de moyen et en s'y adonnant, au sens fort, il s'y perd. Il ne distingue plus l'activité de son produit. La matérialité de l'activité, le monde comme ensemble d'objets, de relations entre les hommes et de relations entre les hommes et les objets, se pose et s'oppose à chacun comme destination de son premier désir humain. Ce désir saisit l'activité créatrice en même temps que la matérialité qui en résulte. Un objet fabriqué, par exemple, provoque chez l'enfant le désir d'une appropriation qui le renvoie à lui-même en tant qu'être à humaniser6, dès que socialement il se trouve immergé dans la masse de tous les symboles, à commencer par ceux du langage.

Il y a donc aliénation fondamentale à la source de l'humain. Le devenir autre de chaque individu s'inscrit au cœur de cette rencontre avec l'activité présente et passée des hommes, avec la socialité humaine donc. C'est cette aliénation initiale qui fait de chaque être humain un individu potentiel et donne à chaque société l'espoir d'une histoire. C'est elle qui fait de l'affectivité de l'individu, ce tourbillon dans lequel il se saisit tant bien que mal et qui produit, dans ses dimensions sociales, les merveilles ou les horreurs dont les effets marquent si profondément notre histoire. L'activité, dans cette aliénation initiale, a la structure de la passion ; elle est soumission absolue à ses propres lois d'humanisation. Elle est ce déséquilibre permanent qui pousse les êtres humains à la recherche de leur vérité ; cette confrontation permanente aux autres et à la nature sans aucune possibilité de repli, cet agir dont l'espoir fou est la recherche d'une identité désaliénée dont l'accès ne signifierait en même temps que la perte de toute humanité. Passion de l'activité7 donc, sans laquelle ne pourrait jamais s'expliquer le devenir des hommes depuis les premières errances de l'humanité jusqu'aux folies de la production pour la production, puis de « la société de consommation ».

Que l'activité se présente comme aliénation première et nécessaire, comme arrachement de l'homme à sa contingence biologique, ne signifie pas qu'elle s'identifie forcément au travail. Bien au contraire : ce n'est que dans des circonstances historiques déterminées8, que son caractère passionnel fondamental s'estompe au profit d'une activité liée aux rigueurs de l'autorité, de l'obéissance aux ordres, bref de l'exploitation. Ce n'est qu'en tant qu'activité aux ordres que son essence se mue en travail. Et ce serait à notre sens une erreur de penser que cette mutation efface, même dans le travail, toute trace de l'activité humaine générale. Bien plus, en renvoyant dans tous les cas l'être biologique de l'homme à sa dimension sociale, l'aliénation initiale toujours présente lui ouvre un champ de possibles apparemment infini par le concours permanent et passionné de l'intersubjectivité. Aucun mode particulier de l'activité, aucune forme de socialité n'a le privilège d'intégrer plus particulièrement l'homme à son humanité fondamentale9. Seule compte la dimension passionnelle de l'activité sociale qui fonde son humanité à son insu, y compris dans un acte en apparence aussi individuel que l'amour. Ce n'est d'ailleurs qu'en tant qu'il est social et symbolique, qu'un objet peut être source de passion : l'intérêt « passionné » du singe pour la cacahuète ne l'a jamais humanisé !

Dans l'objet de sa passion, dans son activité, l'homme, en s'aliénant10, accède à la jouissance, cette dimension fondamentale de toute passion. Ce phénomène, sourd et insidieux chez certains, éclatant chez d'autres, mais toujours présent, enracine toute oeuvre individuelle dans l'intersubjectivité du monde. Non seulement l'objet de la passion est social mais le sujet n'est passionné que dans la mesure où son affectivité le relie à celle des autres où elle perd sa dimension instinctive initiale, pour vivre et se développer dans la richesse des rapports interindividuels.

Ce lien à l'autre, perçu et élaboré au détour de l'aliénation initiale, renvoie l'individu à des aliénations secondes (ce qui ne veut pas dire secondaires) dont les déterminations essentielles ont en général un caractère historique. Nous avons abordé dans cette 1ère partie l'aliénation initiale et nous verrons dans la 2e partie ce qui représente pour nous l'aliénation seconde primordiale, celle du travail.

Toutefois soyons clair tout de suite : l'aliénation du travail ne recoupe pas la totalité des potentialités de l'aliénation passionnée initiale. Sa disparition, que nous souhaitons, ne sera donc pas la fin de l'aliénation, mais la fin de l'exploitation et de certaines formes de domination. La crise de l'activité travail que nous allons analyser maintenant peut entraîner, si nous en saisissons l'opportunité, la naissance d'une autre forme de liens aux autres, une nouvelle forme du rapport individu-communauté dont le présent ne nous donne pour l'instant que des images floues. Comme rien n'est joué, elle peut être aussi l'amorce d'un processus de crise barbare, sans espoir.

Intermezzo : Extrait d'une lettre d'un des auteurs à l'autre.

Me voilà devenu campagnard. Quelque chose comme cette situation que j'essayais vaguement d'évoquer quand nous parlions des rapports du travail et de la passion. Un état, pour moi, dans lequel l'activité s'intègre à ce point à l'ensemble des désirs, des facultés physiques et intellectuelles que j'arrive à en oublier la peine qu'il me procure ou la lourdeur des soucis que provoque une situation précaire. Mais l'osmose se fait entre le milieu et mon fonctionnement psychique, jusqu'à évoquer (je ne dis bien qu'à évoquer !) l'état de désaliénation où la passion seule pousse à la création parce qu'elle devient pure faculté de créer, réalisation d'elle-même sans objet autre qu'elle-même, unité du sujet et de son objectivation.

Ce serait trop beau…, le capital s'effondrerait-il devant la simple réalisation d'une idée, si ancienne et tenace fut-elle ? Tu te doutes bien qu'il n'en est rien. Jamais la solitude humaine ne m'a semblé si familiale, si étroitement rétrécie à la simple jouissance de l'existence individuelle, si rétrécie même, plus exactement, non à l'individu mais aux données élémentaires de sa survie. L'illusion esthétique n'est qu'un leurre pour l'explosion d'un drame qui dépasse, et de loin, la simple dimension de la beauté […]. Personne ne semble saisir ce qui est à l'œuvre dans cette histoire, ce profond désir de communauté que l'univers social actuel a si radicalement rompu. La dimension esthétique seule justifiait le refuge dans une espérance de communauté dont on sait qu'elle ne représente de l'aliénation sociale, qu'un négatif. Mais cette dimension là ne semble pas même accessible à tous ceux qui ne voient dans cette histoire, qu'écologie et petits oiseaux […]. Je sens, par ce fait, que leur attachement à la ville n'est bien souvent que peur de la campagne et de ses éléments. Comme si la campagne n'était pas déjà totalement urbanisée et sécurisée ! Comme si l'on pouvait encore espérer autre chose, en ville, qu'une redéfinition profonde des activités humaines, des rapports entre individus ! Comme si la disparition de la campagne permettait de jeter aux oubliettes la tragique opposition ville-campagne alors que les deux termes de l'opposition ont fusionné dans le magma de l'urbain, à un point tel qu'on a bien du mal à reconnaître les traits particuliers et vivants qui les caractérisaient !

1988.

2° partie : La crise de l'activité travail. Le modèle du salariat urbain

La généralisation du salariat dans le cadre d'un système capitaliste qui a hypertrophié le secteur tertiaire est le lot de l'individu moderne. Les anciennes images de l'agriculteur, de la vie rurale commencent déjà à s'estomper dans le souvenir des anciens alors quelles sont totalement méconnues chez les plus jeunes. La ville et ses quartiers, la vie ouvrière disparaissent à leur tour pour laisser place aux grands centres urbains qui rejettent à leur périphérie ceux qui pourraient passer pour les derniers prolétaires (exclus de toute sorte, immigrés etc.).

Dans cet univers, toute trace de l'origine des choses s'efface11. Là encore, on retrouve, maintes fois signalée par nous et d'autres, l'utopie du capital qui est celle de créer un monde totalement artificiel et donc, pour finir, de se passer de l'homme. Le monde urbain est celui qui voit s'éloigner toutes les références traditionnelles qui permettaient, à tort ou à raison, de donner un sens au travail. C'est donc aussi le monde de la folie : folie du travail dans une société qui, à la fois rend le travail obligatoire et le refuse à un nombre de plus en plus grand de personnes, folie d'une société qui est capable, pour lutter contre cette crise du travail, de transformer toute activité en travail, folie des comportements aberrants.

Dans la ville telle qu'elle a pu se développer jusqu'à la seconde guerre mondiale (mais aux usa tout est déjà en place dans l'entre-deux guerres), il y avait encore ce qu'on peut appeler un rapport ville-campagne alimenté par les flux de produits et aussi par les flux humains de force de travail qui, quittant l'une aboutissaient à l'autre.

Il en découlait une certaine continuité de comportement chez les individus qui n'appartenaient plus à la même classe : le maintien de l'exigence communautaire à travers la solidarité ouvrière, la morale des mains calleuses trouvent leur origine dans les valeurs de la paysannerie villageoise. Le prolétaire du début du xixe siècle jusqu'aux années 50 du xxe, est un être hybride : il emprunte à la bourgeoisie la notion d'individu qu'il développera, à sa façon, dans les quartiers ouvriers de la grande ville, mais il conserve la force collective de l'ancienne communauté paysanne12. C'est cette figure du prolétaire qui disparaît peu à peu dans la perte d'importance, quantitative et qualitative, du travail productif au profit du travail improductif tant méprisé autrefois, aussi bien par les ouvriers que par les paysans. Que ce travail improductif prenne la forme nouvelle, mais centrale pour le capitalisme, du travail reproductif13 est un autre problème sur lequel nous reviendrons plus loin. C'est cette figure du prolétaire qui s'estompe dans la perte du lien ville-campagne, dans l'extension du monde urbain.

À partir de là, les discussions sur les classes sociales, sur ce qui définirait aujourd'hui l'ouvrier ou le prolétaire, sont totalement abstraites et surtout vaines car peu importe qu'un employé de commerce ou un programmeur soit désormais assimilable à la classe ouvrière ou au prolétariat puisque de toute façon il a perdu à jamais les ingrédients d'origine qui pouvaient le définir en tant que membre de telle ou telle classe, en opposition aux autres classes. La référence aux classes et à la lutte de classe fonctionne alors surtout comme formule ou comme volonté politique ou affective de maintenir un lien, une mémoire, entre les luttes passées et les nouveaux mouvements sociaux.

Dans ce qui reste de campagne le travail est un mode particulier du rapport que l'homme entretient encore avec la nature, mais l'homme de la campagne sait que cette nature, d'une certaine façon, existe sans lui, évolue indépendamment de son travail (le champ abandonné redevient forêt). C'est pour cela que, pour lui, ce qui compte, c'est à la fois la production en tant qu'activité et le produit comme preuve de cette activité. Pour l'urbain, par contre, seule compte l'activité car le produit est le plus souvent sans intérêt ou invisible (une société dominée par l'échange de services devient magique, y compris dans ce qu'elle conserve de productions matérielles). Le travail est alors dissocié du produit, il devient occupation qui permet autre chose (« gagner sa vie », établir des liens sociaux, etc.)14.

Il ne s'agit certes pas de se morfondre sur cette apparente perte de sens de l'activité humaine dans sa forme travail, mais de voir que la majorité des hommes ont perdu le pouvoir objectif qu'ils tiraient de la transformation de la matière (ou de l'esprit), qui les portaient à se considérer eux-mêmes comme une force matérielle ; pouvoir objectif qui leur donnait cette puissance qui rend supportable la misère de l'exploitation. La contradiction majeure du prolétaire, jusqu'aux années 60, résidait dans le fait que ce qui faisait sa force était aussi ce qui l'aliénait de façon particulière par rapport aux autres classes. Sans pouvoir et pratiquement sans droits en tant que citoyen, il n'était néanmoins pas sans pouvoir sur son travail, compte tenu de son expérience, de son savoir-faire, du poids du collectif de travail. Ce n'est plus le cas du salarié moderne qui est la plupart du temps un exclu du travail « qui compte » pour le système15. Cela explique en partie sa déconnexion de toute conscience professionnelle réelle et spontanée. Son salaire n'est d'ailleurs plus déterminé principalement par son type de travail ou par son travail effectif, encore moins par les nécessités de la reproduction de sa force de travail, mais plutôt par une fonction et une position dans l'ensemble du système. Ce décalage est encore plus évident si on ne considère pas seulement le rapport travail-salaire mais le rapport travail-revenu (part de plus en plus grande des revenus sociaux dans les revenus globaux).

Le modèle capitaliste du salariat généralisé produit l'uniformisation d'une « classe » du travail unique, mais sans unité. On peut aujourd'hui repérer trois grands groupes liés au salariat (cela concerne 85 % de la population active en France). Une première couche de cadres qui sont rémunérés en fonction de leur pouvoir technique ou bureaucratique. Malgré une position sociale privilégiée, ils présentent encore certains caractères de l'ouvrier qualifié. Ils ont à la fois l'impression de dominer le monde par la maîtrise des techniques (scientifiques, bureaucratiques de gestion, informationnelles, de manipulation), mais aussi d'être pressés comme des citrons (pas de tâches définies à l'avance, pas d'horaires précis, nomadisation accélérée par les mutations-promotions d'office et les déplacements incessants en tgv et en avion). Esprit critique refoulé ou rentré, fonction et position hiérarchiques obligent, ils ont une vision cynique du monde et compensent par une fuite en avant dans la consommation, le peu de temps libre que leur abandonnent leurs employeurs.

Une seconde couche, majoritaire en nombre, occupe une place hiérarchique subordonnée tout en ayant conscience de leur utilité, marquée par une qualification reconnue qui leur vaut un statut relativement garanti dans l'entreprise. Mais cette conscience de leur utilité, leur sens professionnel, se trouvent mis à mal par les restructurations. Ce n'est pas tant leur statut que leur travail qui est remis en cause. Ils doivent s'adapter et leur qualification ancienne, leur expérience, ne constituent plus que des garanties provisoires. Face à ce danger ils sont amenés à serrer les rangs (développement de réflexes corporatistes dans le secteur public ou dans les très grandes entreprises) ou à se faire durement concurrence par une surenchère dans l'investissement professionnel (surtout dans le secteur privé). Leur esprit critique souvent assez développé bouillonne en eux, d'impuissance, et s'exprime souvent sous la forme individuelle du ressentiment. Si le cynisme de la couche supérieure est le signe d'une trajectoire sociale ascendante qui connaît ses limites (elle ne forme pas une classe dirigeante), le ressentiment de la seconde est la traduction d'une trajectoire sociale descendante vécue comme une injustice et qui provoque, de temps à autres, des mouvements sociaux aussi soudain qu'inattendus16.

Enfin, un troisième groupe dont le lien au salariat est plus lâche car sans arrêt remis en cause. II correspond à l'ancienne armée industrielle de réserve… mais à une époque de démobilisation générale de la force de travail par le système capitaliste. Il se développe à la marge de l'organisation économique et sociale, dans une sphère qui est celle de la « nouvelle pauvreté ». Nouvelle non pas parce qu'elle ressurgirait après une croissance ininterrompue de trente ans qui aurait fait disparaître toute trace de pauvreté (il suffit pour chasser ce mythe de se rappeler les conditions de vie et de travail des immigrés dans les années 60 et la pauvreté de certaines régions industrielles du Nord et de l'Est de la France), mais parce qu'elle n'est pas du même type et ne s'inscrit pas de la même façon dans la société, que la pauvreté traditionnelle inhérente à un système qui ne se reproduit que dans l'inégalité17. Depuis la crise, on assiste à la réapparition de pauvres qui sont plus des exclus que des pauvres. L'ancien pauvre n'était pas intégré à la société en tant qu'être humain ou en tant que citoyen mais par son utilisation potentielle en tant que force de travail disponible. Le fait qu'il représente un danger (les fameuses « classes dangereuses ») ne l'empêchait pas de trouver une place, sa place, par le biais du travail et par son intégration au quartier ouvrier. Le nouveau pauvre, lui, est un exclu car il ne représente même plus une part de force de travail à venir, même si on continue à le présenter comme tel, ne serait-ce que pour lui faire garder espoir et pour faire pression sur ceux qui travaillent encore. Il est d'autant plus dangereux, qu'il n'y a même plus le ciment de la discipline du travail et de l'usine pour le soumettre. Il ne constitue pas une nouvelle classe dangereuse, un nouveau prolétariat car rien ne vient le réunir aux autres pour en faire une force. La révolte reste individuelle (refus d'intégration, agressivité) ou s'organise sur la base de la dissolution des anciens lieux de socialité (quartiers, stades etc.). No future. La société les réduit au statut instable d'individus dangereux qui posent des problèmes de sécurité ou de salubrité. Il faut donc les entretenir financièrement en dehors de toute relation au travail (institution du « revenu minimum d'insertion » par le système qui justement exclut), et les contrôler socialement (aide et animation dans les banlieues défavorisées par les mêmes forces de police qui font quotidiennement preuve de discrimination envers ces populations). Cette différenciation à l'intérieur de la société ne doit pas être vue uniquement comme un but du rapport social capitaliste, but que s'efforceraient d'imposer les pouvoirs en place. La « société à deux vitesses » n'est pas que le signe de la reproduction dans l'inégalité, une hiérarchisation pratique entre gagnants et perdants ou indifférents ; elle est aussi le signe d'un système incapable de régler la question du travail et de sa valorisation. Comment une société, par bien des côtés déjà au-delà du travail, peut-elle le maintenir comme principe de son fonctionnement ?

Certaines forces politiques et sociales ont tenté d'apporter des réponses à cette question et par exemple, en France, la cfdt, après son « recentrage » de la fin des années 70, a tenté de dépasser l'opposition travail/non-travail en introduisant, à la faveur de la crise, la notion de « travail socialisé » qui reviendrait en fait à transformer toute activité en travail et à étendre encore le champ d'action du salariat. Sur cette base douteuse, des variantes ont été développées : le sociologue de gauche Touraine veut fonder le travail dans la vie sociale comme si le travail n'était pas déjà la vie sociale ! Drancourt, le sociologue du patronat moderniste a préconisé une civilisation de l'activité dans laquelle le travail ne serait plus qu'une activité parmi d'autres alors que le capital fait l'inverse en donnant à toute activité humaine l'apparence du travail. À l'extrême-gauche, on retrouve cette opposition sous la forme travail ou activité humaine et beaucoup ont cru que c'était le travail qui bloquait le développement de l'activité. De même, dans les démarches qui se proposent comme alternative, le travail n'est souvent vu que comme une activité un peu plus contraignante18.

Ces positions rendent toutes compte de l'évolution actuelle d'un rapport social qui manifeste la dissolution, comme tendance non encore achevée, de l'activité travail. Dans la saisie plus globale de l'activité humaine qui surgit ici, persiste l'illusion de croire que l'on puisse libérer l'activité. Comme nous l'avons dit à la fin de la première partie, l'activité, en tant qu'expression de l'aliénation initiale, garde et gardera sans doute, une dimension passionnelle et angoissante qui survivra à l'aliénation particulière par le travail. Le caractère heureux ou malheureux de cette activité débarrassée du poids de l'exploitation reste une inconnue qui fait partie de notre aventure.

*

Avec le déclin des classes-sujets de l'histoire, les rapports de domination semblent supplanter les rapports d'exploitation.

Le travail, sous la forme capitaliste moderne du salariat généralisé, se trouve remis en cause dans ses fondements, c'est-à-dire à la fois en tant que travail productif et en tant que travail nécessaire. La notion traditionnellement centrale du travail productif, comme seul créateur de valeur nouvelle, se dilue dans la mise en place d'une nouvelle organisation qui tend à rendre caduques les anciennes distinctions entre travail manuel et intellectuel, entre production matérielle et immatérielle, entre production et circulation. Le caractère productif du travail ne peut plus alors être considéré que par rapport au capital social total (par exemple, au niveau d'un pays, par rapport à la structure formée par les grandes entreprises nationales et l'État). C'est cela le sens de la généralisation du salariat qui recouvre tout le travail nécessaire au capital et non plus simplement le travail productif au sens restreint défini par le rapport capital-salariat au sein de chaque capital particulier, de chaque entreprise. Mais le travail nécessaire rentre lui-même en crise, dans la mesure où la part de travail vivant nécessaire à n'importe qu'elle production, est de plus en plus réduite par rapport à la part de travail cristallisé dans les machines. S'il n'y avait que cela, on pourrait dire que l'analyse des économistes classiques du xixe siècle renforcée par quelques éléments critiques (Marx), suffit à la compréhension de ce qui se passe, mais ce n'est pas le cas. En effet, le système des machines semble maintenant contenir tout le travail nécessaire à la production proprement dite, le travail humain n'étant le plus souvent qu'un travail d'intervention, avant, après ou autour de l'acte productif (préparation, programmation, entretien). Le processus technique impose sa centralité aux dépens de l'acte productif.

De ces transformations découle une nouvelle structuration du rapport social qui présente deux aspects en apparence contradictoires. D'un côté, on assiste à une nouvelle personnalisation des rapports sociaux, à un moment où ils apparaissent pourtant comme les plus chosifiés. Cette personnalisation dont on trouve un écho dans la mise en avant du discours sur les rapports humains dans l'entreprise, la nécessaire bonne gestion des « ressources humaines » est à l'origine d'une nouvelle hiérarchisation de la société reposant sur une division du travail qui n'a plus l'entreprise pour centre fixe, mais qui parcourt l'ensemble du tissu social. Cette nouvelle organisation n'est pas incompatible avec notre division sociale en trois groupes de salariés et même, au contraire, on peut dire qu'elle la structure, qu'elle l'irrigue. En effet, à l'intérieur de cette nouvelle division du travail, seuls certains secteurs et certaines professions sont censés permettre des gains de productivité importants ou réels. Cela implique des rémunérations et un statut social appropriés, un certain nombre de privilèges… mais aussi des devoirs particuliers, un investissement maximum du personnel concerné qui limiterait forcément son temps disponible, hors travail, s'il n'y avait pas d'autres salariés pour assurer le fonctionnement et la reproduction de l'ensemble, en lui fournissant des services de plus en plus pointus. Ces travailleurs (mais, à la limite, le terme est impropre) sont de plus en plus « au service de », soit sous forme de nouveaux serviteurs (prestations de services auprès des ménages : multiplication du nombre de « femmes de ménage », garderies d'enfants ; multiplication des petits boulots de services : entretien et réparation rapides, alimentation rapide etc.), soit comme rouage essentiel de la reproduction19. Dans une certaine mesure, on peut dire que de nouveaux rapports de dépendance personnelle sont en passe de s'objectiver. Le système ne fonctionne plus sur les contradictions de classe qui l'ont produit mais sa structure actuelle est héritière des conflits de classe. Il n'y a donc pas une rupture complète mais plutôt une évolution insidieuse. D'un autre côté, cette repersonnalisation des rapports sociaux s'inscrit dans une fonctionnalisation des conduites et des tâches, à l'image du système des machines. Paradoxe, la bureaucratie russe semble tomber au moment du triomphe mondial de la bureaucratisation générales des pays industrialisés. L'activité folle de l'élite économique, politique ou professionnelle est encadrée et dirigée par un fonctionnalisme bureaucratique qui seul lui donne sens et intelligibilité. Ce sens est donné extérieurement au travail proprement dit, par la reconnaissance de la structure à laquelle le travailleur donne son adhésion20. Là aussi, il y a un paradoxe : à un moment où on n'a jamais tant parlé de la valeur exemplaire de l'entreprise, de la reconnaissance de la fonction de chef d'entreprise, on s'aperçoit justement que l'activité d'entreprise n'a plus de rationalité proprement économique. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe plus de commandement capitaliste. Simplement sa justification n'est plus dans la production mais dans la reproduction globale : c'est ainsi que l'on retrouve des grands commis d'État ou même des hommes politiques aussi bien que des représentants du capital financier, à la tête des très grandes entreprises. Tout un pan de l'activité de chef entreprise (mis en avant par Schumpeter et R. Barre par exemple) se trouve relégué à un rôle secondaire : la combinaison optimum des facteurs de production, la recherche du profit immédiat doivent être appréciées à l'aune d'un système qui voit les administrations publiques et privées, les grandes entreprises soumises aux commandes des États, le leur ou les autres (aviation, armement, électronique, énergie). Gestion, rationalité, productivité, les maîtres-mots du langage bureaucratique font ressortir l'abstraction de la domination machinique. Ils prennent la place de production, valeur, profit. L'ambition du capitalisme moderne triomphant est modeste ; l'accent est mis sur la compression des coûts, l'économie des faux-frais, les restructurations, plutôt que sur la difficile valorisation du capital.

Pour conclure sur ces deux aspects, personnalisation et bureaucratisation, on peut relever, sans le développer ici, que le Japon est le pays qui colle le plus près à ces deux piliers de la recomposition du rapport social capitaliste ; c'est celui qui a le plus développé les liens personnels et d'interdépendance : hiérarchie dans l'entreprise reposant sur l'allégeance personnelle aux chefs et le lien constant aux autres membres du groupe à l'intérieur d'un ensemble hyperbureaucratisé, de la base (soumission au groupe et à la logique de l'entreprise) au sommet (toute-puissance du miti).

Par delà les différences d'origine et les difficultés à le copier, ce système est en passe de devenir un modèle pour tous les pays industrialisés. On en a un exemple dans le développement, aux usa et même en France, d'une nouvelle forme de sous-traitance, planifiée à l'intérieur d'une stratégie globale qui ignore la sacro-sainte autonomie des entreprises, où les fameuses lois du marché ne sont plus que des mots-slogans à l'usage du bon peuple. La toute puissance actuelle de l'idéologie libérale cache la réalité d'une situation où dominent les grands empires industriels construits sur un réseau serré de rapports féodaux avec l'ensemble du tissu économique, le tout consacré et géré par un État omniprésent.

Le capitalisme « triomphant » ne va plus de l'avant ; il cherche à se régénérer par l'utilisation de formes sociales anciennes qu'il se vantait pourtant d'avoir dépassées (féodalisme, mode de production asiatique ).

La subordination de plus en plus grande du travail vivant au travail mort cristallisé dans les machines n'est donc pas seulement due à une substitution technique du capital au travail mais aussi à cette fonctionnalisation bureaucratique accrue qui amène une véritable programmation du salarié, et ce, à trois niveaux : programmation du salarié en tant qu'appendice de la machine, gestion des ressources humaines dans l'entreprise, formation de ces ressources humaines au niveau global de la société21.

Cette triple programmation contribue à diluer la notion de coût du travail à partir du moment où elle est détachée du temps de travail, mais elle rend aussi floue la notion de travail puisqu'au moment même où on assiste au déclin de la base productive du travail vivant, on s'aperçoit que temps de travail et temps de formation sont totalement imbriqués. Toute activité doit être raccrochée au travail car toute activité doit être potentiellement capitalisable, même si elle est inutile ou inutilisable par le système. Cette dilution de la notion de travail correspond à la perte de centralité du travail productif : la plupart des actes de travail sont inutiles en dehors de leur fonction de reproduction d'un système absurde qui les produit et qui crée de l'utilité par simple annexion de toute activité privée à cette sphère de la reproduction. C'est toute la vie qui doit être tendue vers le travail même si celui-ci reste utopique. Il faut se tenir prêt22. On comprend à partir de là, que la productivité et l'efficacité du travail soient difficilement mesurables !

L'un des avatars du déclin des classes s'exprime justement dans les réactions face à « l'utilité ». Traditionnellement les classes productives (classe ouvrière et paysannerie) méprisaient les classes ou catégories « inutiles » mais aujourd'hui, chaque catégorie, chaque profession attaque les autres pour leur inutilité (il y a bien là conscience de quelque chose, d'une absurdité) et en même temps cherche à démontrer son utilité propre car c'est la dernière sauvegarde du travail qui sinon apparaîtrait comme pure contrainte, ce qui ne serait pas supportable dans une société démocratique. Mais comme cette utilité ne peut être appréciée que du point de vue de la fonctionnalité d'ensemble, perceptible que par le groupe dirigeant, cette démonstration reste vaine car elle s'exprime par le biais de mouvements sociaux catégoriels qui apparaissent forcément comme corporatistes auprès du front uni des clients et usagers mécontents.

La crise du travail a ses conséquences idéologiques. De plus en plus l'idéologie de l'effort — c'est-à-dire le travail en dehors d'un sens, quel qu'il soit — de la rigueur — c'est-à-dire de l'organisation comme but en soi — remplacent l'idéologie du travail, valeur commune aux deux grandes classes du capitalisme classique. L'idéologie de l'effort et de la rigueur est l'idéologie d'un groupe privilégié qui n'a rien de commun avec le reste de la société en ce sens qu'il représente l'ensemble des forces sociales abstraites face à la société elle-même. En effet, le déclin des classes sociales en tant que sujets agissants, ne signifie pas que le capital soit une forme totalement abstraite et impersonnelle, mais que le rapport social capitaliste est plus complexe aujourd'hui où c'est le rapport groupe dominant-structure abstraite qui est à analyser et non plus le rapport entre les classes qui apparaissait plus visiblement. Cette structure abstraite, une fois produite, a une logique propre qui impose ses déterminations au groupe dirigeant dont la tâche est de rationaliser et légitimer ce qui se passe. Mais en même temps il y a un jeu par rapport à cette structure et à la matérialité technique qui donne l'impression que ce groupe dirigeant n'a pour but que ses propres intérêts de domination. C'est parce que la rationalité moderne prend la forme de la bureaucratisation que certains voient dans le groupe au centre de tout cela, une nouvelle classe régnante. Comme cette bureaucratisation renforce l'aspect impersonnel de l'État et de la grande entreprise, on peut être tenté de lui donner une image concrète qui ne soit pas celle de la bourgeoisie mais qui serait néanmoins celle d'une classe23. Or ce qui caractérise ce groupe dirigeant du moment, c'est qu'il n'a pas les caractéristiques d'une classe : il n'est que le groupe dirigeant du moment car sa reproduction est fluctuante. Il n'est pas reproductible à partir d'une base familiale, ni à partir d'un héritage strictement économique. Il est plutôt formé d'une élite, au sens républicain du terme, même si cela n'empêche pas parfois un fonctionnement pratique du groupe en grande partie issu de classes anciennes qui pratiquaient l'autorecrutement (cooptation à l'intérieur du sérail, copinage en place de l'héritage). Oser dire aujourd'hui, en France, que le smic crée du chômage montre bien qu'il y a un groupe dominant qui a une conscience globale du fonctionnement du système. Il s'agit pour lui, de masquer le fait que les bases mêmes de la société sont en crise. Par exemple, il s'agira de faire croire que c'est le manque de qualification individuelle des salariés qui les transforme éventuellement en exclus, alors que c'est l'augmentation de la qualification sociale cristallisée dans les machines qui exclut les moins qualifiés ou ceux dont la qualification, devient inadéquate24. L'objectif d'une meilleure qualification devient alors totalement idéologique car il est présenté comme démocratique, pour tous, alors qu'il fonctionne comme différenciation et concurrence entre les salariés. C'est là une conséquence du maintien de la théorie de la valeur appliquée à la force de travail qui implique l'individualisation de la force de travail, le salaire au mérite etc. Moins le résultat du procès de production dépend du travailleur, plus il est nécessaire de lui prouver le contraire25.

*

Le monde urbain n'est plus celui de la production mais celui de la technique et du temps. Marx faisait du salarié — dans sa forme originelle prolétaire — la carcasse du temps. Le temps ainsi ossaturé crée un monde spécifique qui définit l'humanité comme moderne de façon irréversible. Mais le salarié moderne est devenu, en plus, la carcasse de l'espace, la géographie moderne se définissant bien plus par la répartition des hommes sur terre que par la structure terrestre physique. Restituer à l'homme ce double caractère d'ossature, en apparence désincarnée, du temps et de l'espace, c'est d'une certaine manière reposer le problème de l'aliénation du travail dans le rapport de ses deux productions : la technique et l'urbain. Pourquoi cette apparence désincarnée ? Si le temps marquait, dans son étirement, une formidable emprise sur les techniques de nos ancêtres, au point de leur rendre imperceptibles les évolutions économiques et sociales correspondantes — l'impression d'immobilité des sociétés reposant sur le temps cyclique — notre époque vit à l'inverse l'irrémédiable emprise de la technique sur le temps et l'espace. C'est-à-dire que les rapports sociaux qui y sont liés, sont eux-mêmes, par delà la science, les facteurs directs de cette emprise. Les problèmes actuels de l'humanité trouvent là leur centre. L'organisation sociale de la maîtrise du temps et de l'espace, c'est précisément la hiérarchisation des hommes, élément de l'histoire humaine de l'aliénation par et dans le travail, qui fait surgir violemment l'individu comme homme face aux autres hommes et par là même déstructure les différents stades parcourus par les communautés antérieures (tribales, villageoises). Le stade le plus élevé de cette évolution est précisément celui où l'importance des moyens techniques potentiels pour la maîtrise du temps cache la réalité de l'utilisation, par certains, du temps des autres considérés comme hommes abstraits et non pas comme individus existant dans leur singularité. La structuration sociale du capital libère les hommes de la durée, à l'échelle planétaire, par l'introduction forcenée des machines ainsi que par la déstructuration violente et quasi achevée des formes tribales et féodales encore vivotantes. Cette déstructuration dégage potentiellement une quantité considérable de ce qu'on pourrait appeler, de manière dérisoire, du « temps-carcasse » et donne ainsi de l'humanité l'image d'une gigantesque friche inutile dont la violence débridée alterne avec la résignation et le désespoir. Si cette incapacité à utiliser ce temps-carcasse potentiel peut apparaître comme une limite au développement de la forme capital-salariat, l'existence même de cette friche humaine immense, dans le contexte technique de la circulation accélérée des images et de l'information, apparaît comme une stabilisation de ce rapport social au niveau mondial : à l'intérieur du système par le contentement souterrain que provoque la marque des différences de situation avec les pays pauvres et par la peur anticipée que cela induit ; à la périphérie des grands centres capitalistes, par le désespoir et la résignation de ne jamais arriver à atteindre le modèle tant exposé et vanté. Dans les différentes formes de hiérarchies sociales induites par les différents niveaux de développement, les groupes dirigeants du centre capitaliste — cette notion ne devant pas être comprise au sens géographique — cherchent à accumuler du temps-salariat potentiel sans présumer d'une perspective d'utilisation de ce temps humain disponible en stock.

Ce mouvement de l'exploitation, dans son ampleur, occulte cette réalité première et fondamentale, que le temps n'est et ne peut être que le temps des hommes, le temps de la vie humaine et de son développement. La forme achevée de ce voile, c'est l'idéologie techniciste que la théorie critique a pourtant souvent reprise à son compte de façon implicite. Idéologie qui donne à la structure d'ensemble de ce rapport social un caractère si autonomisé et abstrait, que l'individu est amené à voir dans la technique, ce qui rend compte de tout. Dans cette démesure « inhumaine » s'explique le fait que l'on puisse occulter l'exploitation au profit d'une domination de la structure sociale elle-même. En conséquence, cette structure sociale apparaît uniquement aux individus sous la forme d'exigences techniques.

Une autre idée de ce processus est donnée par l'analyse de nos structures urbaines : une masse toujours plus grande de gens vivant dans des cités dortoirs nécessaire au fonctionnement de nos centres-villes privilégiés où se manifestent ce que tout un chacun croît être la vie de la cité. Il n'est que de voir la promenade des banlieusards le dimanche après-midi dans les centres-villes, pour se rendre compte combien ces centres ne sont que les centres de l'organisation des tâches et de la domination. Par différence, pendant ces dimanches où la machine organisationnelle ne fonctionne plus qu'au ralenti, les centres et plus particulièrement les quartiers piétonniers sont livrés à « la piétaille », à la « zone », qui, pour une courte durée, cherche à se réapproprier un peu d'espace autre que fonctionnel, dans le temps libre qu'on lui a concédé. Ces dimanches préfigurent ce que serait la vie après un grand cataclysme : les survivants ayant perdu la mémoire sous le choc, viendraient voir ce qu'avait été le monde. On a un peu le même phénomène dans le détournement de ces espaces destinés à la consommation que constituent les grands centres commerciaux. Des gens de tous âges, jeunes surtout mais aussi des « clochards », des « désœuvrés », des personnes seules squattent ces lieux qui sont des purs produits de l'artifice urbain mais comme dans un contre-emploi, pour se créer leur espace social à l'abri des temples de la marchandise, marchandise qui devient alors, pour eux, secondaire.

Ce dernier exemple nous montre que la clôture d'un système n'est jamais ni parfaite ni totale. Toutefois, la perspective d'ensemble que nous venons d'évoquer dans ce rapport du temps et de la technique aux hommes, paraît bien sombre et nuance l'aspect « progressiste » de l'individualisation que nous avions indiqué et développé dans un précédent article26. En effet, il s'agit encore peu de l'émergence souhaitée de l'individu singulier mais plutôt d'un individu ossifié par la matérialisation technique de sa puissance sociale. Cette puissance est censée se mesurer en une part croissante de machines toujours plus sophistiquées, qui non seulement aliènent l'individu au système des machines du capital mais encore l'aliènent à lui-même, en l'identifiant au bout d'une course folle, aux machines qu'il espère posséder pour gagner du temps et dévorer de l'espace. Dans cette recherche de gain de temps, condition première de la domination sur le monde, la soumission des hommes à la technique devient l'élément le plus important, aussi bien au niveau idéologique qu'au niveau immédiat du travail et de la vie quotidienne. Ainsi, au niveau de la représentation, la technique est l'objet d'un fétichisme particulier dans le domaine de la communication (la libération informatique après la libération des mœurs !) ; dans le domaine de l'économie, les micro-économistes actuels cherchent à faire croire que c'est le calcul économique qui explique notre monde alors que c'est notre monde qui explique la folie du calcul économique ; enfin, au niveau du travail, on a une perte du « faire », de la matérialité des gestes et des actes et plus cela se réduit se dématérialise — les savoir-faire ne trouvent plus leur objet — plus la technique apparaît libératrice, magique et l'activité se sauve dans le procédé que permettent les nouvelles techniques, procédé qui phagocyte ou remplace l'ancien « faire ». L'idéologie progressiste-techniciste donne aux individus l'illusion d'une facile appropriation individuelle de leur puissance sociale, par l'intermédiaire de l'utilisation des machines, surtout dans la vie quotidienne mais, en fait, les objets ou les moyens techniques fonctionnent essentiellement comme prothèse, pour gagner du temps (lave-vaisselle), pour maintenir les liens sociaux disloqués (minitel), pour se donner des impressions de liberté ou d'aventure (avion).

La critique de la technique devient alors un élément central de la critique plus générale de la vie mutilée, puisque l'homme a face à lui, comme étranger, l'ensemble des possibles.

Il n'est aucun espoir de voir ce phénomène se dissoudre de lui-même tant il serait illusoire de voir dans le progrès technique et scientifique, une quelconque fin. La science et la technique sont des produits de l'activité et le plus souvent d'ailleurs, du fait de leur caractère « noble », elles sont des produits de la passion de l'activité. Toutefois, dans le cadre de l'aliénation initiale telle que nous l'avons définie, elles n'ont pas de sens en elles-mêmes, elles ne sont pas source de valeurs. Leur sens n'est donné par les hommes qu'après coup, dans le développement historique. La science et la technique ne sont donc que rarement des solutions et elles posent largement autant de questions et de problèmes qu'elles n'en résolvent (nucléaire, automation). Si la science et la technique contiennent toujours en elles cet irrationnel qui habite les activités passionnées, il serait faux de croire, comme cela s'est beaucoup dit, que cet irrationnel n'est lié qu'à la folie de certains hommes ou aux nécessités de l'exploitation et de la domination de certaines classes sociales sur d'autres. Ceux qui gèrent la reproduction du système d'exploitation actuel, donnent seulement, au développement scientifique et technique, un sens inspiré d'intérêts propres, mais rien ne permet de soutenir l'idée que le sens humain universel que ce développement contient, se dévoilera un jour derrière les intérêts privatifs qui en limitent pour le moment la portée.

C'est sur ce constat approfondi au cours des ans que nous reportons espoir en certains bouleversements qui ont justement pour conséquence de décentrer l'humanité par rapport au temps. Sans craindre le paradoxe, on peut dire que les révolutions sont des événements ahistoriques car elles replongent les hommes, pendant une durée même brève, dans un rapport au temps qui est hors du temps historique. Rien ne porte plus en avant les hommes qu'une révolution précisément dans la mesure où elle ramène le temps à un rapport direct d'homme à homme, c'est-à-dire à un surgissement réel des individus singuliers associés comme maîtres du temps humain.

Pour conclure…

Le salarié moderne, du moins tant qu'il est reproduit par le capital, vit l'individualisation des rapports sociaux comme un absolu et par là-même supprime toute référence à une quelconque communauté qui pourrait constituer une base de compréhension du caractère social de l'activité humaine. L'angoisse qui en découle permet néanmoins la saisie, sous forme d'intuition plus que de conscience claire, d'une aliénation initiale qui ne serait pas réductible à l'aliénation des formes particulières de l'activité humaine (travail, art, etc.). Aujourd'hui, l'aliénation initiale est saisie derrière l'aliénation sociale, dans sa permanence. L'absence de conscience claire du phénomène produit souvent la confusion des aliénations, pérennise toutes les formes d'aliénation sociale et préserve en conséquence, la base conservatrice nécessaire au consensus démocratique. Il y a par exemple, une confusion qui s'établit entre la passion liée à une activité et l'idée que le travail serait un invariant de l'être humain. C'est la réalité de cette contradiction, se développant à plus forte raison, pendant une période de crise, qui a pu rendre secondaire ou même dérisoire l'ancienne critique du travail caractéristique des années 60-70. Quand les gens disent : « il faudra bien toujours travailler », ils perçoivent bien la permanence du caractère social de l'activité mais ils l'identifient au travail. Il y a, derrière, une passion qui exprime un désir dans la forme non choisie et même subie d'une contrainte. Le conservatisme démocratique est le signe d'une intégration de cette contrainte.

 

Notes

1 – Ce texte est divisé en deux parties, la première posant le cadre théorique dans lequel se développe la seconde. Toutefois chaque partie ayant aussi sa propre unité, nous pensons qu'elles peuvent être abordées de façon indépendante.

2 – Le social n'est assimilable ni au collectif ni au grégaire ; il est l'implication, dans l'activité du sujet, du rapport à l'autre saisi comme la nécessité d'un rapport universel.

3 – En ce sens, il n'y a pas d'échelle de valeur entre ces manifestations humaines. Il n'y a pas, par exemple, d'un côté une activité purement réduite au travail et de l'autre une spiritualité qui dans l'art, la contemplation… serait la vraie vie.

4 – Le désir, la conscience de soi, la production peuvent ainsi avoir la place que veut bien leur donner la subjectivité de chacun, à titre de pure option personnelle.

5 – Ce n'est pas par essence que l'homme se présente comme homo faber mais par un arrachement permanent à lui-même.

6 – Cela le renvoie à son activité (démonter, casser l'objet).

7 – Le devenir de cette passion dans le vécu de la subjectivité individuelle a trouvé dans la psychanalyse freudienne de remarquables descriptions et dans celle de Lacan une ébauche explicite de sa source, comme aliénation initiale.

8 – Le travail en tant qu'activité de séparation d'avec la nature (domination sur la nature) et de séparation des hommes (activité aux ordres, exploitation) a pris plusieurs formes historiques bien connues : esclavage, servage, etc. Dans la suite de l'article à sa forme moderne et universelle, le travail salarié.

9 – L'activité peut aussi bien être créatrice (technique, artistique, théorique…), contemplative (rêverie) ou destructrice. Du point de vue de l'humanisation envisagée ici, il n'y a pas hélas, de supériorité de l'une sur les autres.

10 – Aliénation qui n'est pas liée à un rapport social donné mais au fait que l'homme ne se confond jamais avec ce qu'il fait, qu'il est toujours à distance de l'objet de son activité. C'est pourquoi il est espoir et joie démesurée aussi bien que déception, conscience d'une imperfection et d'une finitude.

11 – Chacun sait que pour l'enfant de la ville, le lait vient de la brique ! Et combien d'adultes sont capables de l'associer à la naissance du veau ?

12 – Là réside peut-être la différence principale entre les classes ouvrières européennes et la classe ouvrière américaine. Le processus de formation n'est pas le même. Aux é.u., seule la première référence semble exister. L'exode lointain et l'immensité géographique désagrège rapidement la souche paysanne européenne.

13 – L'urbain dépend totalement du travail humain passé ou vivant pour son entretien et sa reproduction.

14 – Ne nous méprenons pas. Il ne faut pas confondre conscience et réalité. Beaucoup de gens « croient » encore au travail comme activité humaine privilégiée, alors que le rapport social capital-salariat, dans sa recomposition, ne « croit » plus en eux. La réalité impose l'indifférence au contenu du travail, l'indifférence au travailleur. Chacun se sait remplaçable, peu sont à même de définir leur travail et son utilité supposée ; seule demeure la fonction, le sens de la hiérarchie, le pouvoir éventuel qui en découle. Ainsi, même les cadres supérieurs sont embauchés pour leur supposée compétence dans leur spécialité mais aujourd'hui, ils travaillent bien souvent dans un tout autre secteur. Comme dans un grand club de foot moderne l'essentiel pour l'entreprise est de truster de la matière première humaine, ce capital le plus précieux comme disait cyniquement Staline et comme le claironnent maintenant les spécialistes des relations humaines. II s'agit toujours, comme dans l'ost, de faire « rendre » un maximum à la force de travail mais cette exigence touche maintenant tous les salariés et non plus simplement les os.

15 – Le produit de son travail perd toute signification pour lui puisqu'il ne sert plus qu'a reproduire de l'urbain. Les produits déterminants de la société capitaliste moderne (recherche, information, aéronautique, certaines branches du complexe militaro-industriel) ne sont ni utiles socialement ni même rentables a priori. Ils sont avant tout le fruit de l'activité ludique de toutes les bureaucraties d'État. Les retombées civiles possibles n'ont donc que peu d'importance et n'interviennent que comme des conséquences. Elles n'entrent pas dans les prises de décisions stratégiques. II y a là un immense pompage-appropriation de moyens et de richesses sociales qui échappe concrètement au salarié moderne. Il n'y a pas accès autrement que sous la forme du spectacle qu'organisent parfois, pour lui, les pouvoirs en place.

16 – Cf. l'article sur les mouvements sociaux, dans ce même numéro.

17 – Auparavant, la pauvreté était un état et le fait qu'on puisse s'enrichir était une possibilité mais ne faisait pas de quelqu'un un riche. Il n'était pas accepté. Actuellement, celui qui devient riche est immédiatement riche car l'individu riche est interchangeable. C'est la notion de richesse qui a changé. Elle n'est plus qu'économique.

18 – Cf. à ce sujet les développements de Gorz sur le « travail hétéronome » (ce qui serait incontournable) et le « travail autonome » (travail libre assimilé à l'activité humaine). Toutefois, toute l'analyse de Métamorphoses du travail se situe dans le cadre supposé immuable du travail salarié… même si celui-ci doit être réduit au maximum. André Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens : critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988, 302 p.

19 – II n'y a qu'à voir les exigences de certains clients devant les guichets de bureau de postes ou de la sncf pour comprendre à quel point tout ce petit monde doit être « au service de ». Toutes les réformes actuelles de la fonction publique vont dans ce sens. Cela est encore plus évident avec la médiatisation des « problèmes » de l'Éducation Nationale, lieu aujourd'hui obligé de reproduction sociale des groupes privilégiés.

20 – Cela est valable aussi bien pour l'ouvrier qualifié de chez rvi qui adhère à la force productive de Renault, et fier de voir rouler « ses » camions tout en ne comprenant rien aux plans de restructuration puisque l'usine « marche » ; que pour le prof qui râle constamment conte ses conditions de travail, les élèves difficiles, le « niveau », mais pour qui la structure Éducation Nationale est intouchable.

21 – Cf. l'article de Jacques Guigou dans ce numéro.

22 – Il existe même, en France et en Allemagne, des entreprises de simulation de travail qui emploient des personnes au chômage dans des conditions de travail fictif. Il s'agit de faire comme si, dans le cas où…

23 – Cf. les analyses de Alain Bihr, Entre bourgeoisie et prolétariat : l'encadrement capitaliste, Paris, coll. « Logiques sociales », L'Harmattan, 1989.

24 – C'est cette confusion entre qualification sociale et qualification individuelle qui entretient les vains débats sur la place du salarié dans l'entreprise restructurée. Cette qualification sociale élevée ne demande au salarié qu'un niveau de connaissance générales et techniques élevé, mais aucun savoir particulier. En cela il y a bien déqualification de la force de travail par rapport à l'ancienne situation des op qui avaient un niveau de connaissances générales peu élevé mais un savoir particulier qui les rangeait dans l'aristocratie du travail.

25 – C'est l'objet — dans nos entreprises modernes — des journées de réflexion « zéro défaut » où on fait jurer aux salariés qu'ils ne recommenceront pas leurs erreurs antérieures, d'avant l'idéologie du « zéro défaut ».

26 – Nous disons bien tant qu'il est reproduit… Si cette reproduction devenant aléatoire est remise en question, cela peut entraîner la réactivation de certaines formes communautaires, religieuse ou nationale. Là-dessus, cf. l'article « Crise de l'État-nation » dans le numéro 2 de Temps critiques.