Temps critiques #2

La haine du sujet surtout s’il est révolutionnaire ou comment ramener le nouveau à du déjà vu

, par Loïc Debray

Les deux textes de Joachim Bruhn, « Le corps alerte, rouge » et « Le sens de la vie et la politisation de la raf » montrent bien1 qu'il ne suffit pas de méconnaître la subjectivité pour faire une analyse objective.

La subjectivité, qui est de façon indissociable liée à la révolution, ne se réduit pas, comme il semble le croire, à un « vague sentiment moral ». Les mathématiques et la physique qui sont la référence en matière d'objectivité nécessitent elles aussi un processus sujet. De plus, il n'est pas inutile de rappeler que l'objectivité et la nécessité sont les arguments idéologiques habituels des gouvernants.

Ces textes confondent la pensée avec les affects, les sentiments, ou plutôt avec le ressentiment, cette « passion triste ».2

Il s'en dégage les thèmes suivants :

– la raf l'a bien cherché, qu'elle ne vienne pas pleurer, n'a t'elle pas dit que l'État était criminel ;

– la raf a échoué sur tous les plans, les prisonniers s'obstinent à ne pas être des repentis, les prisonniers pensent avec leurs pieds, ils n'ont pas réussi à constituer le sujet révolutionnaire ;

– la raf a perdu la lutte pour le pouvoir, sa révolution est sortie de la tête de quelques intellectuels de gauche.

De plus, parce que la raf comprend la vie comme politique, Bruhn la met dans le même camp que les Verts, les humanistes et les non-violents. Pour lui les deux plus grands dangers sont la haine de l'État et une politique révolutionnaire, laquelle représente, à son sens, une aberration

Nous allons voir ce qu'il en est de ces différents aphorismes.

« La raf, dit Bruhn, s'était librement décidée à engager cette lutte et à en accepter les règles du jeu. » Cette remarque s'inscrit à la suite d'un long développement qui commence ainsi : « Qui choisit la subversion, la lutte armée et la haute trahison, ne mérite pas la charité [...] il sait à qui il a affaire lorsqu'il s'attaque à l'État. » N'est-ce pas là une paraphrase d'Ernst Jünger qui déclarait dans le Traité du rebelle  : « La résistance du rebelle est absolue, elle ne connaît pas de neutralité ni de grâce ni de détention en forteresse. Il ne s'attend pas à ce que l'ennemi se montre sensible aux arguments, encore moins à ce qu'il s'astreigne à des règles chevaleresques. Il sait aussi qu'en ce qui le concerne la peine de mort n'est pas supprimée. » Jünger se retrouverait là en bonne compagnie avec Carl Schmitt, théoricien de l'État d'exception, qui est, lui, nommément cité. Sur ce même thème on aurait préféré une référence à Walter Benjamin pour qui le fascisme est l'histoire comme État d'exception ou encore à Horkheimer dans son analyse de l'État totalitaire. Se réclamer de la loi revient à se désavouer, conclut Bruhn. Pourquoi ne pas évoquer à Horst Maier lui-même qui, après s'être dissocié de la raf, déclarait : « Un révolutionnaire ne pleure pas quand l'État le traite durement. » Idée qui peut conduire à des titres, tels que « raf/rfa la guerre des monstres » produit par Libération au lendemain de l'assassinat en prison de Baader, Ensslin et Raspe, ce qui avait provoqué la colère des autonomes et valu au journal quelques petits tracas.

Que l'État de droit démocratique soit capable de tout lorsqu'il se sent menacé ou lorsqu'il trouve un enjeu, il ne faut pas s'en étonner et les prisonniers de la raf, moins que quiconque, ne s'en étonnent. Dans cet article, plusieurs plans sont gravement confondus : lutter pour le regroupement des prisonniers et dénoncer les tortures subies ne signifie pas pleurer sur son sort, bien au contraire. Tout faire pour ne pas subir de mauvais traitement est un impératif. Dévoiler la nature de l'État, c'est lui porter un coup ; en mettant à jour le vrai visage de la social-démocratie, on ne se contente pas de révéler une essence du pouvoir, on le fait apparaître à découvert pour mieux l'atteindre.

On a pu observer en France le même processus pendant la longue grève de la faim d'Action directe en 1988 pendant laquelle les prisonniers ont réussi à forcer l'État et les médias à parler d'eux alors qu'il y avait un mur de silence. La grève de la faim est un choix tactique, peut-être qu'il y en a d'autres, c'est en tout cas ce qui permet aux prisonniers de surmonter en partie leur isolement par une action collective de lutte en réaffirmant leur identité politique.

La confusion de Bruhn est symptomatique d'une époque où toutes les crapuleries sont banalisées, à condition toutefois qu'elles viennent de gens influents : les dirigeants sont malhonnêtes comme nous le rappellent diverses affaires de fausses factures et de trafic d'armes. Mais sous prétexte de lucidité, on en appelle à la passivité et à la résignation en faisant ainsi du corps social le complice des crimes commis. Il y a encore une dizaine d'années, un passage à tabac dans un commissariat suscitait une indignation qui exprimait un refus de l'intolérable, et que l'on n'invoque pas ici la naïveté ni les bons sentiments qui d'ailleurs ne méritent le mépris qu'on leur porte que parce qu'ils masquent des pratiques odieuses. Cette indignation s'oppose au « ça t'étonne ? » d'aujourd'hui prononcé d'un air suffisant par ceux qui sont bien souvent les plus naïfs.

Quant au reproche adressé aux militants de la raf de « renverser leur faiblesse en force en profitant d'une dialectique tordue », il montre une méconnaissance totale d'un principe fondamental de la guérilla qui est un mode d'intervention de forces faibles et qui joue sur une discontinuité entre les causes et les effets.

« Les corps en savent plus que les têtes n'en entendent s'avouer », écrit Bruhn qui exprime ici une conception précartésiemnne du corps, vision qui serait sans conséquence si elle s'inscrivait dans un contexte autre que celui d'une grève de la faim où les militants risquent à tout moment de mourir. Il faut tout de même rappeler qu'un corps n'est pas simplement matériel ou charnel mais aussi expressif, phénoménologique, symbolique. Ulrike Meinhof, qui a été soumise à la privation sensorielle, disait : « II faut hurler pour parler à voix basse, tu as le sentiment de devenir muet, tu n'as plus conscience des limites de ton corps, la cellule est ton corps, tu ne peux plus contrôler la syntaxe, quand tu termines une phrase tu ne te rappelles plus le début. » On retrouve que c'est bien par le corps que l'on s'explique avec le monde : « Le corps constitue le nœud de nos relations avec le monde » (Merleau-Ponty), ce qui ne doit pas nous faire oublier cependant que ce sont effectivement les corps qui sont emprisonnés, surveillés, torturés, voire anéantis. On comprend que l'identité politique que Bruhn qualifie ironiquement de « relique de l'époque sponti » est pour les prisonniers la seule façon d'avoir un point fixe à partir duquel ils pourront tenter de se recomposer un corps.

Plus loin, Bruhn reprend la déclaration d'Helmut Pohl : « Nous ne supportons plus notre situation, nous ne voulons plus l'endurer, c'est comme ça, c'est notre décision politique et notre décision existentielle », pour en déduire que la raf a produit la pièce attestant sa capitulation, qu'elle se refuse cependant à ratifier : « Et du seul fait que la raf fait une différence entre une décision politique et une décision existentielle, elle abjure et admet sa défaite ». Reconnaître cette distinction, ce n'est pas du tout se renier mais c'est retrouver cette vérité psychanalytique que le sujet est divisé, comme le dit Lacan : « Ce n'est pas à sa conscience que le sujet est condamné, c'est à son corps qui résiste de bien des façons à réaliser la division des sujets. » La déclaration de Pohl est bien éloignée de la langue de bois, mais cela n'empêche pas Bruhn de déclarer que « la langue de bois de la raf montre à plaisir l'efficacité de la privation sensorielle ». On ne voit pas non plus en quoi la citation qu'il fait de la raf, « La peur devant le fascisme constitue déjà un élément de domination de celui-ci », s'oppose à « savoir ce que le pouvoir est capable de faire reste abstrait face à la souffrance qu'il peut causer ». Dépasser la peur de souffrir n'a jamais voulu dire être imperméable à la douleur.

Les prisonniers n'ont jamais dit qu'ils avaient peur, vouloir être regroupés peut signifier pour eux obtenir un acquis immédiat, ce qui reste complètement étranger à Bruhn qui écrit : « Rien ne cautionne la revendication des prisonniers, à savoir être regroupés, sinon leur détermination à la mort. »

Venons-en à la proposition qui éclaire l'ensemble des deux textes de Bruhn : la raf n'a pas réussi « à constituer le sujet révolutionnaire, lequel est sa seule légitimation », d'autre part elle n'a pas réussi 1'anticipation du sujet révolutionnaire, lequel doit vouloir la révolution tout en étant la liberté-même ». Cela montre bien qu'il na rien compris à la nouveauté du sujet révolutionnaire pour la .raf, sujet qui ne se confond pas avec les masses, le prolétariat ou une quelconque autre entité. La raf affirme, en effet, qu'elle est elle-même sujet révolutionnaire à cause de ce qu'elle fait ici et maintenant : « II s'agit de nous, nous sommes sujet révolutionnaire, celui qui commence à résister et à lutter est l'un d'entre nous. » II ne s'agit pas pour la raf d'anticiper un problématique sujet révolutionnaire, elle ne va pas recueillir les expériences d'un mouvement. Son activité ne sera pas pédagogique et n'a pas pour finalité de permettre à cet éventuel sujet révolutionnaire de s'identifier et de se reconnaître dans les actions de la raf » De plus, pour appuyer son contresens. Bruhn cite la raf, « l'unité du partisan sort du néant », ce qui prouverait plutôt que le sujet révolutionnaire n'a pas pour la raf un caractère représentatif, il s'appuie sur le vide puisque dans toute décision authentique il n'y a pas de solution de continuité.

La raf aurait « perdu la lutte pour le pouvoir », mais il n'a jamais été question pour elle d'une prise du pouvoir. Son but est de porter des coups à l'État, au système impérialiste, « le but de la guérilla est de toucher l'appareil en des points précis et de le mettre hors d'usage ». Encore une fois, lorsque la raf fait sauter l'ordinateur de Heidelberg programmant les bombardements au Sud-Viêt-nam, elle a porté un coup qui ne pourra jamais être effacé même si plus tard l'ordinateur est remplacé. Il s'agit d'une lutte à deux, la compréhension des masses n'est .pas nécessaire, si elle advient tant mieux mais ce n'est pas le but premier. Pour la raf les acquis ne se conservent pas, les luttes ne peuvent se totaliser.

Le sujet révolutionnaire est pour la raf un sujet ouvert, c'est-à-dire que chacun de ceux qui luttent, qui refusent de façon violente leur participation aux crimes du système est sujet révolutionnaire. C'est un sujet singulier qui jamais ne manifeste une volonté étatique ou ne cherche à réaliser l'universel. Il s'agit plutôt d'un défi lancé à l'universel, sa puissance singulière tendant à se multiplier.

La révolution est le bouleversement de tous les rapports sociaux, bouleversement qui doit commencer immédiatement. Et s'il existe bien des convergences entre la raf et les alternatifs, ce n'est pas parce que la raf croirait maintenant aux droits de l'homme, mais bien parce que dès le départ les uns et les autres ont refusé d'attendre la réalisation des soi-disant conditions objectives pour agir sur le monde, pour agir tout de suite sur leur vie. C'est pourquoi accuser la raf d'opérer un changement de cap, consistant à se servir aujourd'hui de l'altruisme en lançant un appel à « toute personne qui comprend sa vie comme politique et non comme individualiste ou égoïste », révèle une fois de plus une incompréhension radicale, En effet, un tel appel est parfaitement cohérent avec l'aspiration à une société en extériorité totale avec la nôtre.

La consistance du sujet révolutionnaire n'est pas définie uniquement par son antiétatisme mais aussi par sa puissance d'hétérogénéité avec l'État. Lorsque Bruhn, croyant interpréter la raf, déclare : « La révolution se constitue elle-même par une libre décision, elle met en œuvre une irrésistible logique qui fait boule de neige », il ne comprend pas que dire que la révolution se constitue par une libre décision indique la présence d'un sujet où « libre » signifie que l'on décide au nom de rien, c'est l'impasse de la théorie qui ne peut garantir la révolution. Il faut risquer, ce qui n'est absolument pas assimilable à une fuite en avant mais ce qui est consubstantiel à toute situation de discontinuité.

La fin du premier texte de Bruhn se termine par : « Malgré les apparences, la révolution de la raf est sortie de la tête de quelques intellectuels de gauche : le poisson gèle dans l'iceberg et rêve de nager. » La raf n'a jamais prétendu que la révolution était faite mais elle a affirmé qu'elle était sujet révolutionnaire, ce qui est différent. De plus, traiter ces militants d'intellectuels de gauche manque de pertinence. En effet, ceux-ci n'ont jamais voulu écrire une théorie de la révolution même s'ils ont écrit et pensé à l'occasion de différents événements liés à leur pratique. Ils ont d'ailleurs dit : « Dans la production théorique des organisations nous reconnaissons une pratique qui consiste en joutes d'intellectuels. [...] Ils craignent plus le reproche d'impatience révolutionnaire que leur pourrissement dans des professions bourgeoises, ils préfèrent mettre en chantier une longue thèse sur Lukács plutôt que de se laisser influencer tout de suite par Blanqui. »

Le deuxième texte de Bruhn se termine par une déclaration de Karl-Heinz Dellwo : « Nous voulons une évolution révolutionnaire, le principe en est le politique » sur laquelle il ironise en disant que pour la raf « il existerait un cercle carré nommé "politique révolutionnaire". » Bruhn exprime là, à son insu, une vérité : la politique révolutionnaire doit être en effet une politique de la non-domination, donc être non seulement antagonique à l'État mais aussi en extériorité radicale par rapport à l'État. Cela implique que la raf ne pourra être un parti dont la structure hiérarchisée refléterait l'État avec comme vocation de se substituer à l'État. Knut Folkerts disait : « Personne ne rentre en clandestinité, ne rompt avec toute cette merde pour après la reproduire, recevoir des ordres ou en donner. » Une politique révolutionnaire touche en effet à l'impossible au sens du contraire des possibles des gestionnaires de l'État. C'est l'impossible, au sens de Lacan, qui touche au réel ou encore c'est le : « Nous voulons l'impossible » de 683.

Bruhn termine son texte par : « Heureusement les révolutions ont eu lieu jusqu'à présent malgré les révolutionnaires, cela tient à ce paradoxe objectif que le devoir du révolutionnaire, à savoir faire la révolution, n'est jamais allé de pair avec la connaissance que les révolutions faisables ne valent pas la peine puisqu'elles trahissent l'idée de révolution, la liberté. »

Dire que les révolutions ont eu lieu malgré les révolutionnaires ne veut pas dire sans sujet révolutionnaire. De plus, s'il est vrai que les révolutionnaires ou supposés tels n'ont pas toujours été à la pointe des mouvements, ou encore, « une fois la révolution faite », s'ils ont été les premiers à appeler le retour au calme, c'est qu'ils ne pouvaient concevoir la révolution que comme reconduction de l'État et ainsi ont-ils pratiqué une politique étatique avec toutes les nécessités que cela implique et ont-ils effectivement détruit la liberté. Mais on ne peut pas dire que des révolutions étaient faisables, car c'est toujours après coup qu'elles ont été déclarées telles. Et quant à en déduire qu'elles n'en valaient pas la peine, on peut demander à Bruhn ce qui vaut la peine... Dans sa logique, le temps n'a-t-il pas toujours le dernier mot.

 

Notes

1 – Originalement, cette première phrase avait une tournure plus polémique : « [...] montrent à plaisir, pour parler comme lui, qu'il [...] » C'était là une allusion à la phrase de Joachim Bruhn : « La langue de bois de la raf montre à plaisir l'efficacité de la privation sensorielle » (« Le corps, alerte rouge », dans Temps critiques, no 1, p. 97). L'auteur a estimé que le « plaisir » tombe fort mal dans le contexte où il s'inscrit et plusieurs lecteurs ont fait la même remarque. Après discussion avec le traducteur, il s'est avéré qu'il s'agissait en effet d'une erreur de traduction, à laquelle le traducteur, de langue maternelle allemande, s'est laissé entraîner par un certain goût pour la langue française, de sorte que la formule l'a emporté sur le sens du texte. L'original, lui, dit : „Für die Wirksamkeit der sensorischen Deprivation ist die Kommandosprache der raf Indiz genug". C'est-à-dire : « La langue de bois de la raf montre bien l'efficacité de la privation sensorielle. » (Note de Loïc Debray et Bodo Schulze).

2 – Voir des images comme celle du « marchand de voiture d'occasion » (ibid., p. 103) ou celle de la « passion pour les études en matière de communication publicitaire » (ibid., p. 104).

3 – Toutefois il faut se méfier, le ministre français de l'Éducation nationale, Jospin, a déclaré lors du mouvement lycéen de novembre 1990 : « Vingt-cinq élèves par classe c'est impossible. » Comme quoi on a les impossibles que l'on mérite.