supplément au nº 11

Pour une critique politique des morales de l’intérêt et du goût

par Jacques Wajnsztejn

La discussion polémique autour des « luttes » spécifiques n’est pas nouvelle. On en trouve des exemples au début des années 1970 dans les mouvements de libération dont le titre est fort évocateur : des femmes (mlf), des homosexuels (fhar) ; mais aussi à l’intérieur des groupes révolutionnaires (création du journal Tout de la mouvance « mao-spontex », polémiques virulentes dans les derniers numéros de la revue ico). Ces débats se déroulent à l’intérieur d’un vaste mouvement de contestation de l’ordre établi et de libération des désirs. A l’époque, le problème est de savoir si ces « luttes » sont partie intégrante de la guerre sociale contre le capitalisme et à quel rang (à égalité avec les luttes prolétariennes ou bien de façon subordonnée) et si elles doivent faire l’objet de modes d’organisation spécifiques. Dans le milieu auto-proclamé révolutionnaire, presque personne ne nie leur caractère de luttes réelles mais il y avait des doutes et des avis divergents sur le sens de ces luttes. Pour ce qui est du féminisme, certains s’interrogent sur la capacité du mouvement à dépasser le point de fixation que représente son institutionnalisation et critiquent l’immédiatisme de pratiques visant à se libérer de la société « capitaliste-patriarcale » par la seule médiation de l’appartenance au sexe dominé. Malgré tous leurs apports, ces mouvements se sont effectivement institutionnalisés (féminisme officiel, écologie gouvernementale, apologie de la vie quotidienne , pacs, etc.).

1 – Aujourd’hui, ce que le « féminisme radical » appelle « lutte » correspond en fait à l’affirmation de positions. Il y a une confusion entre des « luttes » qui ne sont en fait que des positions appuyées sur des activités militantes et des mouvements qui, comme le mouvement des femmes incluent une dynamique historique, même si leur sens n’est pas donné d’emblée. Il s’agit simplement aujourd’hui de rallier des croyants ou des individus ayant le même « intérêt »1.

Ce qui se présente actuellement comme « féminisme radical » c’est le choix de la non-mixité comme choix qui serait politique en tant que refus du rapport social entre les sexes. Les femmes ne pourraient connaître aucune activité propre, aucune affirmation individuelle dans ce rapport, même sous une forme contradictoire. Il y a ici une volonté de considérer que les rapports sociaux capitalistes construisent totalement les rapports entre sexes et de nier l’influence du processus d’individualisation sur les rapports interindividuels. En réalité, on peut dire que, d’une part les rapports sociaux ne sont pas entièrement déterminés, car les individus ont aujourd’hui une marge de liberté en regard de ces rapports et que, d’autre part, les rapports sociaux ne sont pas la seule détermination des individus. Il existe des déterminations naturelles qui doivent être saisies humainement, c’est-à-dire dans une perspective politique de non-domination, mais qui ne sont pas dépassables dans le cadre de l’humanité (ce qui implique la reconnaissance de la finitude de la vie humaine et de la différence des sexes). Ainsi, considérer qu’il est possible de dépasser la finitude de la vie ou la différenciation des sexes, c’est envisager l’expérience humaine en dehors de l’humanité telle que nous la connaissons. Le lesbianisme est une forme importante de ce « féminisme radical » car il permet aux femmes de se croire au-delà de l’oppression des femmes. En dehors de « l’intérêt sexuel », il y a ici une volonté de créer un monde de femmes et non une communauté humaine. Le terme même de « pro-féministe », parfois repris par des militants-hommes, montre à quel point ce choix est rationalisé et aussi le degré de répression-culpabilisation qu’il implique chez les hommes désirant avoir des rapports avec les « féministes radicales ».

Chez le « pro-féministe », l’individu disparaît puisqu’il s’agit de militer contre soi car « soi » est défini comme être dominant. Le militant fusionne avec l’objet de son activité et perd son identité. En effet, il ne serait pas suffisant d’être antisexiste car c’est encore une position qui ne nie pas la masculinité et donc reste machiste. Comme l’antiracisme, l’antisexiste n’est à ses yeux qu’une facilité car il n’engage pas trop. Cela permet aux individus d’avoir bonne conscience tout en restant dominants. Il faut donc abandonner toute position singulière pour devenir pro-quelque chose d’autre, pro-dominé. Il est troublant de voir à quel point ce néo-féminisme cherche à fonder son matérialisme et son antinaturalisme sur les bases du marxisme, en en reprenant toutes les simplifications2. Ainsi de C. Delphy qui, dans son concept de mode de production domestique, assimile abusivement production et mode de production, activité domestique et activité ménagère. Or, cette dernière n’est pas strictement structurée, déterminée par le rapport économique mais participe d’un mouvement plus général de production de l’existence humaine. Il y a ici une utilisation des travaux anthropologiques de Godelier qui permet « d’économiciser » tous les rapports sociaux et donc les rapports de sexe afin de les faire fonctionner comme mode de production. Mais, ici aussi, comme pour les rapports sociaux et les rapports interindividuels, si les rapports de sexe sont bien en prise avec les rapports sociaux, ils ne sont pas directement déterminés par le rapport économique qui domine le rapport social capitaliste ; rapport économique qui est à la fois auto-valorisation du capital et captage de temps humain. Ce n’est pas la production du vivre, à laquelle participe le rapport de sexe, qui importe principalement à ce rapport social mais la manière de s’approprier du temps humain et de le rentabiliser. Pour illustrer cette distinction, on peut dire que l’exploitation du temps que passe la ménagère à faire la vaisselle pour son mari n’a pas grand chose à voir avec l’exploitation du travail par le capitaliste afin de créer de la valeur. Malheureusement (ou plutôt heureusement !) les tentatives comme celles de C. Delphy3 visant à fonder une « science féministe » à l’opposé du sociologisme masculin se révèlent aussi vaines que celles de Staline et de Lyssenko l’ont été pour ce qui est de la « science prolétarienne ».

Reprenant le schéma de la lutte des classes, la lutte des sexes se situe alors :
– soit dans la perspective de l’affirmation du sexe dominé. De la même façon que la classe ouvrière cherchait à s’affirmer contre la bourgeoisie, le « genre » féminin s’affirme en nommant son ennemi qui est le « genre masculin » et les « pro-féministes » jouent ainsi le rôle des intellectuels petits-bourgeois traîtres à leur classe (sexe) ;
– soit, dans une tentative d’abolition des sexes en tant que catégories sociales, ce qui rappelle la position radicale et minoritaire de l’ultra-gauche affirmant que le prolétariat est la classe de l’abolition des classes.

Dans les deux cas, ce qui est nié c’est le rapport aux déterminations naturelles et donc, en l’occurrence, la spécificité des sexes dans la production-reproduction de l’existence. La production de l’existence a un rapport obligé avec les déterminations naturelles et la soumission des femmes en a été, pour une part, un élément nécessaire et non arbitraire, mais laissé au bon vouloir des hommes. Cela ne justifie en rien cette soumission mais permet de la comprendre comme production humaine des hommes et des femmes indissolublement. Une preuve du caractère historique de la soumission des femmes réside précisément dans son affaiblissement indéniable depuis le siècle dernier dans le cadre d’une transformation radicale des conditions d’existence4.

Ce que l’on peut déjà dire c’est que la redéfinition des rapports hommes-femmes ne passe pas par une émancipation vis-à-vis des déterminations naturelles s’appuyant sur les bio-technologies et des délires faustiens. Elle ne passe pas davantage par la tentative de C. Delphy de reprendre la notion de construction sociale des classes (Touraine), pour établir socialement la division entre sexes. Les sexes comme les classes sociales ne seraient pas « naturels » mais seraient produits, inventés, par les « acteurs ». Le concept de « genre » lui sert précisément à « socialiser » la détermination naturelle entre sexes. La pratique de la genrisation de l’orthographe renvoie à cette volonté de tout démocratiser, de faire en sorte que chacun, comme être déterminé par son identité sociale, puisse avoir sa place. Rien ne nous permet de dire pourtant que les rapports sociaux que nous pouvons nouer aujourd’hui, quels qu’ils soient (dominés ou « non dominés »), puissent être des prémices à une communauté humaine future marquée par l’égalité, la liberté et la fin de l’aliénation.

2 – La critique de la vie quotidienne qui fut une pratique critique des années 1968-1975 au même titre que le mouvement des femmes et le mouvement écologiste, contenait certaines confusions qu’on retrouve aujourd’hui dans le « féminisme radical » :
– Assimilation de la vie privée à la vie de l’individu ; une vie que l’on désignait alors comme « contingente et bornée ». L’individu étant considéré comme séparé de ses rapports sociaux, il s’agissait donc de le resocialiser, de le revaloriser, de rendre sa vie publique dans le cadre de mini-communautés. On refusait de voir qu’il n’existe pas d’individu en dehors de ses rapports sociaux, mais des rapports sociaux qui ne sont qu’une trame générale à l’intérieur de laquelle le processus d’individualisation donne la possibilité aux individus de se déterminer. Le processus d’individualisation n’est pas la négation des rapports sociaux mais ce qui produit leur agencement au sein du rapport individu/communauté :
– Confusion entre collectif et social : le mouvement des communautés se pensait inclus d’emblée dans les luttes sociales alors que ses dérives sectaires ont plutôt montré qu’il en était largement coupé 
– Confusion entre public et politique : on affirme que « la vie privée est politique » mais dans la pratique il s’agit simplement de rendre le privé public. Ces « luttes » sont non politiques en ce qu’elles ne défendent à chaque fois qu’un aspect particulier de la réalité. La dimension politique nécessite d’aborder la réalité dans une perspective universelle, même si cela se fait à partir d’une particularité. Or, dire que le privé (ou le personnel), est politique c’est voir du politique partout et n’en faire nulle part. Les « luttes » que visent les différents « quotidiennismes » remplacent la politique par la publicité de la vie privée. Il faut que tout soit visible et que tout réponde à des règles de comportement, ce qui gomme justement le moment politique que peut représenter la confrontation à propos des règles d’organisation du monde, à propos des bases à jeter pour un en-commun possible.

Cette publicité de la vie privée que l’on donne comme une intervention politique « radicale » prend appui sur l’autonomie actuelle des individus en la légitimant comme une conquête, une émancipation par rapport aux anciennes déterminations de la société de classe (familles autoritaires ; organisation bureaucratique du travail ; influence des religions traditionnelles, etc.). Dès lors tous les choix de vie de chacun de ces individus-autonomes — y compris les plus erratiques et les plus pervers — doivent trouver une légitimité, une reconnaissance sociale, un nouveau « droit » particulier. Nous sommes bien là dans la continuité des replis sur la subjectivité des années 80 (cocooning, réhabilitation du secret, de l’intime, proclamation du « retour du sujet »), mais alors que ces replis se voulaient infra-politique (le privé contre le public), ou bien encore au-delà de la politique (l’apologie des « tribus »), jusqu’à tendre vers une collectivisation des subjectivités, les « ismes » d’aujourd’hui se veulent super-politique en décelant dans tout rapport, un rapport de domination.

Vouloir régler la vie intime des individus, c’est d’ailleurs l’objectif de toutes les théories totalitaires. Le « féminisme radical » rejoint ici la variante maoïste qui représentait la pointe extrême du fantasme du contrôle total sur les individus. Dans la Chine socialiste, l’identité des individus était renvoyée à des statuts de classe indélébiles. Le fils de propriétaire avait automatiquement une âme de propriétaire et devait donc être rééduqué par le peuple. Cette rééducation supposait une soumission complète aux anciennes classes dominées et une autoflagellation constante de l’ancien dominant. Tout ce qui était en lui était foncièrement mauvais. Chez les « féministes radicales », le mécanisme est le même. L’homme ou l’hétérosexuel fait totalement corps avec son identité sociale et ne peut agir en dehors d’elle. Il s’agit d’une forme d’apartheid : on définit et on classe les individus en fonction de leur appartenance. Que cette appartenance soit naturelle ou sociale (« acquise ») ne change guère les choses en dehors du fait que, pour les « sous-êtres sociaux », la rééducation-rédemption est possible. Comme chez les maoïstes, il s’agit donc de pousser la contrition jusqu’à la disparition de toute forme d’identité.

Au-delà de l’aspect totalitaire de ce confusionnisme, on peut dire aujourd’hui que le peu de portée critique de ces positions a été démontré par le fait que le mouvement du monde affirme ces confusions comme son programme. D’un côté, la « publicisation » de la vie privée correspond à la pénétration par le rapport social capitaliste de toutes les dimensions de la vie par l’intermédiaire des médias, des techniques et du droit. De l’autre côté, mais dans un même mouvement, pour prouver une existence qui n’a pas la possibilité d’accéder au terrain du politique (c’est-à-dire du pouvoir effectif), on essaie de rendre publique, visible, la vie privée. C’est parce qu’il n’y a plus de politique que le privé cherche à se publiciser (politiquement correct, reality show, le goût comme politique ou la morale comme norme générale, etc.). D’où, aussi, l’appel constant à l’État et aux lois pour régler les « différends ». Dans un social diffus, ce ne serait que par l’État que se réaliserait l’unité, une unité autour du plus petit dénominateur commun. Et alors chacun d’affirmer son ou ses droits : droits de la femme, droits des enfants, des homosexuels, des personnes âgées, des animaux, etc. Toujours plus de droits, toujours plus de statuts, comme le montre encore la polémique autour du pacs. Ce que ce radicalisme du privé exprime c’est la volonté de supprimer moralement toute séparation, toute aliénation, toute contradiction. Il s’agit de rendre les individus transparents à eux-mêmes et immédiatement sociaux. Il faudrait aussi supprimer ce qui n’est pas maîtrisable, ce qui est de l’ordre du secret, ce qui n’est pas rationnel (voir les références constantes des antispécistes à l’intérêt), de supprimer aussi la douleur (la « douleur inutile » disent les antispécistes encore une fois). Et pourquoi pas supprimer aussi la mort puisqu’il s’agit d’échapper aux déterminations naturelles ! Supprimer donc la finitude de la vie humaine et le tragique de cette vie, pour ouvrir vers un monde sans limite. De la même manière que le mouvement des femmes s’est institutionnalisé dans le féminisme, le mouvement de critique de la vie quotidienne s’affirme aujourd’hui dans un quotidiennisme, qui sous couvert de libération des particularités, tend à opposer son contraire à l’ensemble des individus et aboutit à une sorte de police des mœurs qui rejoint la frénésie bien-pensante des fondamentalistes chrétiens et des intégristes musulmans.

C’est se croire tout puissant ! Or, que peut bien vouloir dire « le personnel est politique » quand les décisions sur les choses fondamentales sont généralement prises en dehors des individus et en fonction d’intérêts sociaux sur lesquels la critique politique n’a que fort peu d’influence ? Quand le « personnel » devient le souci de l’État (cf. encore le pacs), devient le souci de la science (cf. les bio-technologies), vouloir totalement socialiser-publiciser la vie privée, c’est détruire cette marge de manœuvre qui donne aux individus une possibilité de produire leur existence et pas seulement de la subir de l’extérieur. De se produire par exemple non-sexiste malgré une éducation sexiste.

3 – Les « luttes » particulières apparaissent comme une collection de revendications contre des dominations particulières et équivalentes mais qui ne convergent vers rien si ce n’est vers l’idée qu’elles seraient articulées dans un « système » qui n’est jamais caractérisé autrement que par l’addition des dominations : il est patriarcal, sexiste, hétéro, spéciste, blanc… Eh bien non, toutes les émancipations n’ont pas la même valeur comme semble le sous-entendre le texte : « Anarchie et mouvement des femmes »5. Certaines relèvent de l’autorité et ne sont que temporaires ou « renversables » de par la volonté des individus, d’autres relèvent de l’exploitation ou d’une appropriation. Par exemple, les rapports maître-élèves (ou disciples), n’ont pas grand chose à voir avec les rapports maître-esclave.

L’a priori de Temps critiques est de partir de l’universalité6. Nous opposons universalité à particularités, ce qui ne veut pas dire que nous dénions à toute lutte particulière ou catégorielle, la possibilité d’atteindre l’universalité ; cette universalité en actes qu’ont visée les « orgasmes de l’histoire », comme la Commune et la révolution espagnole de 1936. Ce qui y était en jeu n’était pas seulement la fin d’une domination particulière qui amène le plus souvent, dans un premier temps, à affirmer violemment cette particularité (voir la trop fameuse « dictature du prolétariat ») ou à revendiquer des droits quand un mouvement réel comme le mouvement des femmes produit ensuite un féminisme officiel. L’affirmation éventuelle de particularités doit viser dans un même mouvement, à son dépassement. Toute fixation est régression.

Sans une certaine idée abstraite de l’unité de l’humain, il n’y a pas d’universalité possible. L’universalité est ce qui permet de saisir la dimension de la communauté, même si historiquement l’universalisme a représenté une idéologie de la bourgeoisie dominante ; l’internationalisme (jusqu’en 1914) représentant son pendant du côté prolétarien. Ce qui définit ces concepts et leur donne leur contenu positif, c’est qu’ils indiquent un processus, une tension, alors que l’affirmation des différences fixe des catégories, leur donne un droit de cité. Partir de l’universalité c’est aussi partir de l’égalité alors que partir des déterminations naturelles et des particularités, c’est affirmer immédiatement une différence qui est en dehors du champ de l’intervention politique. Comme le dit trop bien C. Delphy, ce n’est que lorsque les femmes posent la différence sexuelle ou de genre que l’être social féminin peut garder son unité. Avec l’égalité comme projet, on retomberait dans ce qu’elle appelle une problématique de classe car les femmes sont moins égales entre elles qu’elles ne le sont avec les hommes de par leur origine sociale ou leur idéologie. Il leur faut donc poser une différence, qu’elle soit de nature ou d’oppression et pour cela il est nécessaire de faire sauter la distinction public-privé.

4 – Insister sur les différences, affirmer des particularités ne peut conduire qu’à des luttes éclatées. « Féministes radicales » et antispécistes en sont bien conscients quand ils parlent de transversalité des luttes, quand ils estiment que l’unité de ces particularités c’est l’intérêt, ce sont les besoins. Non contents de rejoindre ici une idéologie consumériste, basée sur les besoins, ces mêmes « féministes radicales » et antispécistes reprennent à leur compte la méthode sociologique dite de « l’individualisme méthodologique » : le mouvement d’ensemble de contestation de l’existant est perçu comme le produit d’une agrégation des « luttes ». L’activité critique se réduit alors à un militantisme de l’existence. C’est le militantisme professionnel qui se trouve réhabilité mais sous une forme différente du gauchisme des années 1960 et 1970. Ce n’est plus le militantisme qui déborde et dévore tout le privé, c’est la vie privée qui déborde et crée ce militantisme total. Contre cette tendance à additionner les « luttes » ; il nous semble indispensable d’affirmer la nécessité d’une critique de la domination en tant que système global de domination qui contribue à la production-reproduction des rapports sociaux.. Il ne s’agit donc pas de rassembler, d’unifier ou de « résumer » toutes les dominations particulières ou données comme telles, ni de privilégier l’une par rapport aux autres. Il s’agit de distinguer ce qui résulte de cette domination faite système, de ce qui ressort des relations interindividuelles ; relations qui, bien évidemment, peuvent inclure des inégalités et ce qu’on pourrait appeler des « dominations de fait »7. Pratiques sexuelles, pratiques alimentaires, organisation de la vie quotidienne, rapports de couple, etc. sont bien sûr le théâtre de pression idéologiques, de violences, d’aliénations ancestrales sédimentées, mais elles ne renvoient plus à un appareillage de contraintes légitimées. Ainsi, peut-on considérer que le mouvement des femmes possédait une dimension politique universelle en ce qu’il s’opposait à une domination institutionnalisée sur les femmes, partie intégrante d’un système de domination global. Aujourd’hui que cet aspect institutionnel/légal a largement disparu, ce qui demeure ce sont essentiellement des dominations de fait dans les rapports interindividuels. D’où l’aspect psychosociologique des « luttes » actuelles : c’est l’individu qu’il faut changer puisqu’il ne serait rien d’autre que son rôle social.

Pour nous, affirmer une critique de la domination faite-système c’est au contraire s’intéresser à ce qui est commun aux individus, c’est-à-dire à ce qui dépasse leurs rapports interindividuels et leurs identités immédiates, à ce qui dépasse le rassemblement des individus dans des forces sociales ou des « luttes » affirmant identités et intérêts. Pour autant, il ne s’agit pas de considérer que les individus sont comme suspendus au-dessus de leurs rapports sociaux mais de dire que l’intervention politique peut tracer un cadre général de transformation des rapports sociaux, mais n’a pas à déterminer le contenu des rapports inter-individuels. L’égalité que nous revendiquons ne vise pas à abolir les déterminations naturelles ou à uniformiser les goûts, mais à permettre à chacun de déterminer, à égalité avec les autres, les règles et le fonctionnement d’un monde que nous avons en commun.

Notes

1 – Voir le texte d’Yves Bonnardel, « Réaction », La Griffe, no 12, hiver 1999.

2 – On remarquera la similitude du raisonnement avec la pensée léninisto-stalinisto-maoïste : on demandait à l’intellectuel ou à l’artiste d’abandonner toute position propre pour se ranger au garde-à-vous derrière la classe ouvrière, la patrie du socialisme ou le peuple.

3 – C. Delphy, Avant propos à L’ennemi principal, Paris, Syllepse, 1998.

4 – Dans le même ordre d’idée, dire comme les « féministes radicales » que l’homosexualité est considérée par l’ensemble de la société, au mieux, comme un signe d’immaturité sexuelle tient du délire le plus complet.

5 – « Anarchie et mouvement des femmes », La Griffe, no 11, octobre 1998.

6 – Cf. « Là où nous en sommes », Temps critiques, no 11, Hiver 1999.

7 – Les films de Fassbinder décrivent de façon saisissante ces « dominations » dans les rapports homosexuels, de couple et autres. Un de ces films, d’ailleurs, le signifie par son titre : Le droit du plus fort.