Temps critiques #14

Reproduction, système, oligarchie

, par Jacques Wajnsztejn

Vers un système de reproduction capitaliste ?

Les idées de bureaucratisation du monde et de domination oligarchique développées aussi bien par Adorno que par Castoriadis et qui viennent d'être reprises par G. Fargette1 peuvent se rapprocher de ce que Temps critiques a avancé en terme de « système » et même de « système de reproduction capitaliste », mais pas forcément dans les mêmes mots ni avec les mêmes perspectives2.

Dans ses Minima moralia Adorno caractérisait déjà, en 1947, cette dynamique du système en ces termes : « En dépit de la tendance à l'oligarchie, les ouvriers savent de moins en moins qu'ils sont des ouvriers, cela peut s'expliquer à partir des certaines observations. Alors qu'objectivement le rapport des propriétaires et des producteurs à l'appareil de production se consolide et devient de plus en plus rigide, l'appartenance subjective à une classe devient de plus en plus fluctuante. Ce processus est favorisé par l'évolution économique elle-même. La composition organique du capital exige, comme on l'a souvent observé, le contrôle de responsables techniques plutôt que des propriétaires des usines. Ces derniers étaient en quelque sorte la contrepartie du travail vivant, alors que les premiers correspondent au prorata des machines dans le capital. (…) Le fait que l'évolution technique a atteint un stade qui permettrait à n'importe qui d'exercer n'importe quelle fonction — cet élément socialiste immanent au progrès — est dissimulé et travesti sous le capitalisme avancé. (…) Est privilégié celui qui s'adapte le mieux à ce système (« de tels hommes ne sont experts qu'en matière de contrôle » dit encore Adorno). Les élus restent certes une infime minorité, mais la possibilité structurelle suffit pour préserver l'illusion de l'égalité des chances dans un système qui a éliminé la libre concurrence qui vivait de cette illusion. (…) Ce qui décide de la chute ce n'est pas l'incompétence, mais une structure hiérarchique opaque dans laquelle nul — pas même ceux qui se trouvent au sommet — ne peut se sentir en sécurité : c'est l'égalité sous la menace3 ».

Cette citation est importante en ce qu'elle permet de questionner la notion de classe et surtout la notion de système sur laquelle nous allons nous attarder. On peut souscrire en partie à la position d'Adorno dans la mesure où elle rompt avec l'idée marxiste d'un « plan du capital », tout en se tenant à distance d'une explication psychologisante des bases de la domination. On peut voir une illustration de cela, aujourd'hui, dans la contradiction apparente entre un poids de l'État qui n'a pas cessé de se renforcer — phénomène particulièrement repérable dans le domaine « social » contrairement à ce que disent non seulement les discours libéraux, mais aussi la plupart des discours qui se veulent critiques — et le fait qu'en tant qu'unité supérieure, il semble se dissoudre dans la « société » par ses multiples ramifications, ses réseaux et l'affaiblissement de ses institutions particulières qui représentaient pourtant sa source de légitimité. Les « affaires » en France, le lancement puis l'échec de Mani pulite en Italie, comme ce qui se passe au Japon dans les sphères du pouvoir, nous en fournissent des exemples récents. La conséquence des « affaires », c'est d'innocenter le pouvoir au-delà des personnes impliquées, pour qu'en dernier ressort la domination reste justifiée. Les juges s'acquittent de la suspicion d'une justice de classe en administrant le pouvoir de la Justice qui tout à coup semble frapper plus fort les puissants que les faibles. Ce n'est alors plus en tant qu'institution de l'État qu'intervient la Justice, mais en tant que substitut à l'État. C'est particulièrement net en Italie où depuis les années 70 et la lutte contre la mafia et l'extrême gauche, une justice d'exception s'est substituée à l'État de droit. Que cette Justice soit à la fois précédée et relayée par les médias nous indique à quel point le pouvoir véritable se distingue de la simple gestion des affaires courantes. Le « phénomène » Berlusconi est à cet égard révélateur de la symbiose entre capital, État et société civile et avec sa grande gueule il ne se prive pas de dire qu'il va supprimer définitivement la politique.

Il nous faut donc reprendre la théorie de l'État. Il ne s'agit plus de l'État de la classe dominante4, ni d'un État politique contrôlant puis intégrant l'antagonisme des classes, il s'agit d'un État qui a englobé les deux pôles du rapport social, le capital et le travail5. Et ce faisant, à sa façon il a réalisé la prédiction de Marx du dépassement de la politique dans la simple « administration des choses », mais bien sûr pour son propre compte en quelque sorte, c'est-à-dire sans qu'il y ait abolition de l'État comme dans le communisme. Pour cela il aurait fallu que les luttes de classes débouchent sur autre chose que sur d'immenses transformations…au sein du capitalisme, que les questions de la domination et de l'oppression, des rapports à la nature, soient abordées à l'échelle de l'histoire de l'humanité, tout en tenant compte du processus d'individualisation accéléré par le capitalisme. Lire la lutte des classes à l'aune de ce que nous appelons la tension individu/communauté permet d'en cerner les limites. La persistance des questions nationale et paysanne, la réactivation des références à la religion peuvent s'appréhender justement par la reconnaissance de ces limites et donc de son échec par rapport à l'objectif originel. Cette « administration des choses », même si elle découle d'un phénomène déjà ancien — par exemple analysé par Weber comme principe de la rationalité et de la modernité — prend une forme nouvelle dans une sorte de volonté de puissance pour tout recouvrir. Rien ne doit lui échapper : tout est gestion, expertise, « nécessité » technoscientifique.

Ce qui est difficile à comprendre, c'est que si l'État à un poids de plus en plus important, cela ne lui confère pas en échange une place plus centrale dans le processus d'ensemble. Mais de cela, on ne doit pas en conclure, comme semble le faire Guy Fargette6, à une sorte de déconnexion entre un État qui ne serait plus que force d'inertie, lieu de l'immobilisme, sur le modèle du mode de production asiatique défini par Marx7 et une sphère de la société civile8 dominée par la recherche de puissance (au sommet) ou la défense d'intérêts corporatistes (à la base) qui garderait une force dynamique, le tout produisant ce que Fargette nomme une « reproduction rétrécie ». C'est dans une optique proche que je parle de « système de reproduction » plus que de mode de production. Ce n'est certes pas très satisfaisant dans la mesure où cette notion frôle la tautologie ; mais elle contient cependant une valeur heuristique si on peut montrer que ce qui est central aujourd'hui ce n'est plus la production matérielle, ce n'est plus ce qui était désigné comme travail productif. C'est ce que nous avons essayé de dégager dans le supplément de Temps critiques sur le mouvement de 19959 et il me semble que la notion de « reproduction rétrécie » n'en est pas loin même si elle reste, de fait, référée à la notion de « reproduction élargie » de Marx et donc à la loi de la valeur.

Sur la notion d'oligarchie, il ne nous est plus possible de suivre Fargette. Il nous semble que c'est vouloir nommer quelque chose de nouveau avec un nom ancien. On peut certes reconnaître qu'il existe un phénomène de confluence des pouvoirs qui face à l'atomisation de la société a tendance à s'exprimer sous forme clientéliste. Si cette tendance n'est pas incompatible avec la mise en réseau de l'État, les formes mafieuses du capital, etc. cela semble par contre incompatible avec la présence d'un pouvoir politique réel, ce qu'implique la notion d'oligarchie que Fargette définit comme une situation de pouvoir dans laquelle il y a rupture de toute réciprocité entre gouvernants et gouvernés. Là encore l'exemple trivial de la réélection de Berlusconi semble indiquer au contraire une sorte de mimétisme entre « vendeur » et « clients », ces derniers ne se voyant plus que comme groupe de pression intervenant auprès du plus grand groupe de pression italien ! Si rupture il y a, elle est commune aux deux formes de domination, c'est la rupture avec une vision de l'État et de ses institutions comme force politique.

Par ailleurs, si la notion d'oligarchie pouvait grosso modo rendre compte de l'exercice du pouvoir dans les systèmes bureaucratiques hiérarchisés et autoritaires du fordisme et du stalinisme — ces deux variantes d'une même conception de l'organisation du travail et du commandement dans l'entreprise, faisant reposer le pouvoir réel sur une sorte de caste — elle semble moins à même de décrire une situation où le plus grand nombre participe à ce que certains appellent la soumission10, mais que je préfère interpréter de façon plus neutre en disant que les individus participent à la reproduction des rapports sociaux ou que l'État « c'est aussi nous11 ». En effet, la notion de soumission sans contrainte qui est à référer à celle de servitude volontaire chez de La Boëtie présuppose la fin de la dépendance réciproque entre les pôles du rapport social. Or ce n'est jamais le cas, ni dans le rapport maître/esclave bien dialectisé par Hegel, ni dans l'acception du système féodal comme système de protection, ni dans celui qu'on pourrait appeler la communauté des classes, ni dans le « ils ne nous paient pas, on ne fait rien » des systèmes socialistes. Cette tendance ne peut s'observer qu'à la marge, dans l'aspiration à l'émancipation du propriétaire dans la société bourgeoise, à son assomption comme « libre citoyen », ce qu'anticipe finalement La Boëtie avec son cri du Contr'un.

On pourrait alors se demander si nos perspectives critiques ne risquent pas toutes de verser dans une aporie face à un double phénomène. D'un côté nous sommes conscients du caractère de plus en plus abstrait du capitalisme, même si nous désignons cela à l'aide de concepts différents en fonction de nos parcours théoriques et de notre propre expérience ; certains parleront alors de bureaucratie ou de société capitalisée, d'autres de système de reproduction capitaliste ou du caractère anonyme de la domination, etc.

De l'autre côté nous sommes aussi persuadés qu'à ces termes correspondent des forces sociales que nous nommons aussi différemment ; certains parlent d'oligarchie, de dirigeants, d'autres de dominants, etc. La difficulté est d'essayer de dépasser le nominalisme, or, plus on prend un terme qui réfère à quelque chose de précis, plus on s'expose à la critique sans pouvoir forcément y répondre. Ainsi en va-t-il de l'oligarchie définie comme coupure dirigeants/dirigés laquelle ne peut déboucher que sur l'exigence d'une vraie démocratie définie comme une forme politique qui contient et exprime un déséquilibre du pouvoir. On est alors très proche de ce que dit quelqu'un comme Lefort (davantage que de Castoriadis) et finalement d'une vision qui veut restaurer une sphère politique autonomisée12. Nous ne négligeons pas cela quand nous dénonçons la fausse opposition entre l'économie et le social et que nous parlons d'une nécessaire intervention politique, mais cela ne veut pas dire qu'il faut restaurer une sphère du politique comme lieu où s'exprimerait, par la forme démocratique, un nouvel « en-commun13 ». Il ne s'agit pas ici, de notre part, d'un anti-démocratisme viscéral de type ultra-gauche mais bien plutôt de l'idée que l'intervention politique ne peut plus avoir de lieu privilégié et qu'elle ne peut se fixer14.

Cette aporie prend aussi une forme plus concrète quand nous discutons de la notion de « système » et de son bien fondé. Nous ne sommes d'ailleurs pas tous sur la même longueur d'ondes à ce propos, à l'intérieur de Temps critiques. Certains font remarquer que cette notion de système (que je reprends pour ma part dans la notion de « système de reproduction capitaliste ») est de moins en moins appropriée pour rendre compte des modes d'action du capital, à travers flux et réseaux, processus de valorisation et/ou de dévalorisation d'activités humaines s'exerçant jusque là en dehors du mouvement de la valeur, etc. À cela je suis tenté de répondre qu'il y a bien un système de domination, ce qui est très différents que de dire — comme c'est la mode aujourd'hui en milieu anarchiste et extrême gauche — qu'il y a de multiples dominations et même autant de dominations que de rapports.

Occulter la notion de système peut conduire à épouser une vision qui est justement la vision dominante en ce qu'elle se représente le mouvement du capital dans son immédiateté, c'est-à-dire dans la perspective néo-classique de la prédominance des échanges, de la circulation et du marché. Le danger est alors de quitter le terrain de la critique, à son corps défendant, pour mieux coller aux tendances du mouvement du capital. Soit pour le célébrer pour ce qu'il contient de possibilités futures de libération (position marxiste traditionnelle reprise aujourd'hui par les positions « néo-opéraïstes » de revues ou ex-revues comme Futur Antérieur, Alice, Vacarme, Tumultes, Multitudes), soit pour enregistrer ce qu'il contient de « parachèvement » (la position de l'EdN par exemple). Mais comment concevoir un parachèvement… qui ne soit pas parachèvement d'un système ? À la limite, ce qui est liquidé ici, c'est l'idée même de domination qui peut alors être remplacée par celle de soumission. Mais alors c'est toute la conception de la « sortie » qui est en cause. Et même il n'y a plus de sortie du tout15.

 

 

Notes

1 – Dans le no 14 de la revue Les mauvais jours finiront (1993) puis dans la lettre 10-11 du Crépuscule du xxe siècle (2003), 4 rue Sivel, 75014.

2 – Ainsi, Fargette a tendance à les utiliser dans une perspective critique « démocratique radicale ». Mais il faut reconnaître qu'il s'appuie sur le Castoriadis des années 70 (cf. « Introduction » à La société bureaucratique, Ed. Bourgois), celui qui avance que la critique de Marx et des marxismes contre les droits formels est fausse car :
– ces droits sont l'objet de luttes bien plus anciennes que celles de l'époque capitaliste, menées par le peuple, souvent en alliance avec la petite-bourgeoisie.
– ils ne correspondent pas à « l'esprit » du capitalisme qui est bien mieux représenté par l'ost de Taylor et la bureaucratie rationnelle/légale de Weber.
– ces droits ne sont ni formels, ni négatifs, ils sont partiels.

3 – Th. Adorno, Minima moralia, Payot, 1980, p. 181.

4 – D'ailleurs cela ne l'a jamais été sous une forme pure et comme nous le disons ailleurs (Temps critiques no 13, pp. 70-85), Marx a avancé au moins 3 conceptions différentes de la nature de l'État, sans avoir le temps suffisant ou la capacité politique d'en faire la véritable théorie.

5 – Mais d'une toute autre façon que celle qui s'est développée dans les pays de l'ancien bloc socialiste. Il faudrait revenir sur cette différence…

6 – Cf. Les Mauvais jours finiront, no 14, p. 36-37.

7 – Dont on peut trouver un exemple dans la « bureaucratie céleste » des empires chinois, à laquelle font référence les allusions de Fargette au développement des « potentats locaux » dans le processus de décentralisation à la française entrepris à partir de 1982

8 – Au sens hégélien de sphère de l'économie qui englobe ce que l'on nomme social aujourd'hui, mais qui n'était pas nommé comme tel à l'époque d'Hegel.

9 – Cf. supra, site de Temps critiques

10 – Cf. Riesel : « Les progrès de la soumission vont à une vitesse effroyable » (dans un entretien au journal Libération. Hiver 2001).

11 – Des associations comme Act up et Attac sont des relais particulièrement actifs de ces transformations du rapport social, à tel point qu'on ne sait plus exactement qui est le moteur du processus. L'exemple du Pacs est significatif de cet associationnisme étatique qui rend caduque l'opposition gouvernants/gouvernés et la conception d'une sphère autonome de la politique qui serait le lieu principal des prises de décision.

12 – Cf. toutes les tentatives de réactiver Arendt, par exemple chez D. Méda ou dans une autre perspective celle de lier Marx et la démocratie chez Abensour.

13 – Dans la seconde partie des années 90', cette question a soulevé des conflits dans la revue et un des membres de la revue s'en est retiré sur ce différend.

14 – À ce propos on peut dire que tout n'a pas été « exploité » de l'expérience de la révolution espagnole, ce que le film de Ken Loach montre bien, en creux.

15 – C'est d'ailleurs la position finale de Debord, celle qui lui vaut son si grand succès « dans le monde ». Y faire référence « ça ne mange pas de pain » et ça classe son homme !

 

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