Temps critiques #14

Le double langage de la critique pro-travail des 35 heures

, par Jacques Wajnsztejn

Le 13 mars 2005, Lauren Golder nous écrivait ceci :

« J'ai déjeuné l'autre jour, a New York, avec un copain militant (un peu réformiste) et il m'a rappelé d'un ton un peu triomphal une discussion que j'ai eue avec lui sur les 35 heures en France en 2002. Il voit la mobilisation actuelle en France comme preuve que : 1) les 35 heures ne conviennent pas au patronat, comme l'affirme l'ultra-gauche et 2) que la reforme est vue favorablement par la classe ouvrière, et non pas comme un cheval de Troie pour des restructurations et des flexibilisations. Faute d'informations actuelles, je me sentais un peu démuni dans l'argument. »

Le 19 mars nous lui répondions le développement suivant.

Sans vouloir être exhaustif sur la question, on peut faire cependant quelques remarques :

À de rares exceptions près, la critique sociale d'aujourd'hui ne se préoccupe que de dénoncer les propositions ou décisions gouvernementales et étatiques. À partir de là, elle est amenée très souvent à pratiquer un double langage. C'est particulièrement le cas des groupes d'extrême-gauche d'origine trotskiste. Ils attaquent toute nouvelle réforme... mais la défende quand elle est à son tour attaquée. C'est particulièrement le cas pour la loi sur les 35 heures, mais on en a d'autres exemples comme dans l'Éducation Nationale.

Dans l'ultra-gauche, c'est un peu différent et le tract de L'Oiseau-Tempête nous en fournit un bon exemple. Il s'agit alors de rester raide sur des positions de départ condamnant d'entrée de jeu les 35 heures comme une entourloupe de la bourgeoisie ou de la Gauche à son service. Il n'y a aucune contradiction parmi les forces de domination et la tendance du capital est de nous pousser vers toujours plus de misère. On a recours alors à un langage misérabiliste qui se rapproche plus du discours libertaire que des traditions d'ultra-gauche. « o-t » nous décrit un processus de paupérisation absolue et nous cite la difficulté à payer nos loyers quand la majorité des travailleurs salariés sont propriétaires de leur appartement ! On peut se demander jusqu'à quel point cette volonté de noircir le tableau ne correspondrait-il pas à un désir plus ou moins conscient de revenir à une situation type xixe siècle ressuscitant l'âge d'or du prolétaire, véritable « sans réserve » n'ayant que ses chaînes à perdre !

Mais si la situation qu'on nous met sous le nez était aussi désastreuse d'ailleurs, il vaudrait mieux tout de suite se tirer une balle dans la tête ou bien aller cultiver son jardin car que dire alors d'individus ou d'une classe sociale à qui certains assignent encore un rôle révolutionnaire et qui manquerait pourtant à ce point de réaction ou alors qui ne défilerait que pour la défense des 35 heures ?

Le texte n'a alors plus d'autre solution que d'entonner l'antienne trotskiste sur la trahison des syndicats puisque ce ne sont jamais « les masses » ou la classe qui peuvent trahir. Pour presque tous, le capital n'est pas vu comme un rapport social d'implication réciproque, mais comme une sorte de moloch dominant la société et des individus qui n'en feraient pas véritablement partie. Ils ne voient donc la domination que sous la forme d'un écrasement des seconds par le premier et non pas comme un système de reproduction qui englobe à la fois l'implication et les oppositions/antagonismes. En conséquence, ce qui est dénoncé est toujours une sorte de « plan du capital » (au mieux) ou alors une stratégie de la bourgeoisie et des multinationales ou encore (au pire) une machination machiavélique de forces obscures. Là encore on nie toute contradiction interne aux forces dominantes et finalement toute contradiction du capital autre que celles devant mener à sa crise finale toujours annoncée et jamais réalisée.

Dans cet ordre d'idée, toute autonomie relative de l'État est niée et systématiquement ramenée à l'une des trois conceptions de Marx sur l'État (mais on n'explique jamais pourquoi c'est celle-ci la plus pertinente), celle qui le réduit à sa fonction de gestionnaire des intérêts du capital. Selon cette conception, toute mesure « de gauche » ne peut alors qu'être équivalente (ou même pire) qu'une mesure « de droite » comme le montre la réaction aux 35 heures. Pour réaliser ce tour de passe-passe, on en arrivera à nier le fait que la droite politique et le medef se sont toujours fermement opposés à la loi, à nier aussi le fait que la gauche ne pouvait se maintenir au pouvoir qu'en essayant de résorber une partie du taux de chômage, qu'il n'y a pas du tout incompatibilité entre baisse du temps de travail et augmentation des salaires à partir du moment où il y a une augmentation globale de productivité (je refuse de parler encore d'une productivité du travail qui n'est plus mesurable et qui ne fonctionne que comme un réflexe pavlovien chez les tenants de la valeur-travail). Derrière cette « méthode », il y a toute la critique à faire de la position de l'ultra-gauche quant aux rapports capital/État et le lourd passé qu'a pu représenter la critique de la démocratie et de l'anti-fascisme comme ennemi principal et aussi les positions pendant la guerre d'Espagne. Je ne pense pas m'égarer, même si le fil est ténu.

La difficulté à aborder la question des 35 heures tient aussi à l'ambiguïté des « révolutionnaires » vis-à-vis de la question du travail.

La baisse du temps de travail et donc l'augmentation du temps de loisir est souvent perçu comme un obstacle supplémentaire à maintenir la centralité de la question du travail dans le système capitaliste comme dans la vision d'une société future où on continuerait à parler en termes d'« utilité sociale du travail ». C'est particulièrement net parmi les « vieux » travailleurs qui ont terminé à la cnt et ça l'est aussi pour les individus qui gravitent autour du « Prolétariat universel » (leur position sur les retraites et le caractère classes moyennes de la lutte ne manque pas de piquant !). Le temps hors travail est vu alors comme pur temps de l'aliénation, via la consommation. C'est la glorification de la communauté du travail sans voir que ce n'est plus que celle du capital.

La baisse tendancielle (séculaire) du temps de travail est tout simplement niée chez des individus comme Bad, parce qu'elle contredit leur idéologie de la valeur-travail. Il fait alors semblant de croire que la réforme des retraites vise à nous faire travailler plus alors qu'au contraire les entreprises ne cherchent qu'à rajeunir leur pyramide des âges (sur ce point, cf. ma réponse à un texte précédent de Bad). L'enjeu de la réforme des retraites, c'est la capitalisation et non le travail supplémentaire. Les arguments sur l'allongement du temps de travail après 60 ans dans d'autres pays méconnaît le fait que dans beaucoup de ceux-ci le temps de travail est très aménagé et beaucoup plus tôt sous forme de temps partiel — la flexibilité est automatiquement source d'opprobre parce qu'elle serait forcément une arme du patronat et elle est donc accolée à la loi des 35 heures, ce qui doit valoir condamnation de cette dernière. Pourtant, il me semble qu'il n'ait pas besoin d'être neo-opéraïste ou négriste pour dire que la flexibilité n'est ni bonne ni mauvaise, qu'il en existe d'ailleurs plusieurs sortes et que de toute façon, elle est surtout ce qu'on en fait. Ainsi, dans les années 60-74, elle a fort bien exprimée une critique et une résistance au travail. Tout est ici question de rapport de force (actuellement mauvais) et de position par rapport à cette question du travail. Comme la plupart des ultra-gauches se situent encore dans la perspective de l'affirmation de la classe du travail et non dans « la communisation », ils ne peuvent concevoir une flexibilité qui représenterait le négatif à l'œuvre. Ils ne voient donc l'intérim et les contrats précaires que comme raffinement de l'exploitation et non pas contradictoirement (oh le vilain mot d'une dialectique que plus personne ne pratique concrètement) comme résistance des jeunes prolétaires. À titre informatif, je signale que je n'ai rien inventé et que l'ultra-gauche quand elle n'est pas un point d'aboutissement mais simplement une référence historique, peut conduire à des aventures théoriques intéressantes ; ainsi, Lucien Laugier en 1975 a fait paraître un texte sur la grande grève des ptt dans lequel apparaît la question de la revendication d'une titularisation générale des auxiliaires de la fonction publique (cf. Supplément à la revue Invariance daté de 1975) et dont il remet en cause le bien fondé. Cela se discute évidemment, mais faut-il encore en discuter et ne pas faire comme la cnt d'aujourd'hui, syndicat anarcho-syndicaliste qui réclame que toute la France soit fonctionnaire et organise même des cours de soutien pour le passage des concours de la Poste !

Un dernier argument est parfois invoqué pour critiquer les 35 heures : elles seraient mauvaises quand elles touchent les ouvriers (sous-entendu productifs) car selon les canons de la loi de la valeur, il faut forcément qu'il s'ensuive une intensification du travail (quid de la distinction travail mort/travail vivant) et seulement profitables aux classe moyennes. Ce serait en quelque sorte une loi de fracture sociale pour parler comme Todd et Chirac ; je crois que c'est oublier des situations très contrastées au sein d'une même entreprise comme entre différentes branches ou types d'entreprise. Ainsi, on oublie facilement, dans le cadre de démonstrations où une voix n'égale pas une voix, que si dans l'industrie, il y a pu avoir des durcissements, dans l'artisanat, la situation s'est au contraire détendue. Ce n'est pas un hasard si l'upa, syndicat des artisans a été le seul à signer l'accord sur la loi. Il a obtenu des avantages évidemment, mais il a concédé que la loi était la seule façon de retrouver une main d'œuvre qui fuit les horaires a-typiques. Or l'artisanat, c'est quand même une grosse source d'emplois salariés (productifs comme dit l'autre !), même si c'est pas Billancourt qui de toute façon n'existe plus.