Temps critiques #12

Correspondances et débats sur le mouvement du printemps 1999 dans l’éducation

Luttes et subjectivités

Mick Miel

D'accord sur votre analyse globale, la double crise dans l'école, le passage d'un État-Nation à un État-Réseau ; sur la fragmentation de l'État et les tensions des « grandes institutions », sur les brouillages des formes de transmission du « savoir » et sur les « nouvelles missions de l'école ». On ne sait trop sur l'absence de vision d'ensemble (le plan du capital ?). Sur la typologie des représentations de l'école, ça résume effectivement ce qui se dit et se publie sur le sujet.

Mais, vous ne tirez pas toutes les conséquences des luttes elles-mêmes. Vous minimisez les phénomènes de recomposition, des formes nouvelles de lutte et de subjectivation dans ce mouvement parti du Gard, bref la dimension directement politique, celle des acteurs. La globalisation de l'analyse et le point de vue adopté (la science ?) écrasent les indications politiques concrètes (présentes, mais renvoyées en note). À lire le texte, on se demande si l'avenir n'est pas déjà écrit.

En reprenant les points d'analyse du début, à partir du mouvement, les résultats sont plus « encourageants ». N'y a-t-il pas dans ce mouvement sur l'école parti du Gard, dont la dimension territoriale est fondamentale, des ferments d'une recomposition politique plus large qui indiquerait que la question du savoir, de la formation collective des sujets, voire de la production est en train d'acquérir une nouvelle centralité ? En quoi les profs pourraient-ils constituer une articulation stable, de par leurs garanties statutaires et salariales, dans cette recomposition ? Quel deal avec les « autres usagers » de l'école et, en particulier, ceux qui ne sont plus en mesure d'en bénéficier pleinement avec la massification ? Ainsi, dans le texte, les fonctionnaires se présentent comme les « garants de l'institution », ils demandent plus d'État (contrairement à 1995 où l'exigence de services publics ne passait pas par une demande de renforcement de l'État), « la fonction de reproduction du système est privilégiée ». Et si c'était en vue d'une transformation et d'un dépassement ? Et si « l'idéologie du service public » était l'expression politique, pauvre, mais réelle, d'une exigence d'égalité et de répartition équitable du salaire social ? Et si même, sur cette base, une convergence était possible, qui dépasserait les oppositions et permettrait d'allier « les modernistes » avec les « partisans d'une reconstruction de l'école », afin de concilier la permanence d'un dispositif cadre, global à la française avec une souplesse et une autonomie sur le terrain pour affronter les « enjeux nouveaux du monde moderne » ? Vrai pour la « confusion » (syllogisme ?), défendre le statut, c'est défendre le service public, donc l'égalité. Vrai également pour les non-dits sous-jacents. Mais, là encore, cette position statutaire ne constitue-t-elle pas une garantie d'indépendance pour défendre cette exigence d'égalité, un point d'appui possible ? Enfin, l'insistance du mouvement sur les moyens au détriment de l'analyse, ce que vous déplorez, est peut-être plus efficace et renoue, à sa manière, avec la tradition des luttes ouvrières sur le salaire. Au delà de son caractère fortement symbolique, la revendication de 500 postes pour le Gard est parfaitement explicite politiquement, et parfaitement « subversive » car elle rompt avec la logique gestionnaire qui prévaut depuis 20 ans. On peut également la décliner comme exigence d'autonomie et de transformation de et dans l'école : donnez-nous les moyens de faire ce que vous prétendez qu'on devrait faire ! Pour notre part, nous avons beaucoup écrit à chaud, ces dernières semaines, sur ce à quoi nous participions dans le Primaire et dans le Secondaire. Cette proximité du terrain a des avantages, et des inconvénients. Comment ne pas tomber dans le velléitarisme et prendre les vessies pour des lanternes ? Mais inversement, l'analyse du mouvement échappe ainsi, en partie, au poids des déterminismes lourds (réalisme ?), aux logiques de reproduction, au paradigme de l'intérêt, au « plan du capital », etc.

Pour être parfaitement honnêtes, nous ne savons trop, ni dans quelles proportions, si c'est le chant du cygne d'une corporation moribonde, à laquelle nous appartenons, ou si c'est, au contraire, l'indice d'une transformation interne à l'école. Nous faisons un pari et essayons de nous organiser pour. Beaucoup de choses ont avancé ces deux derniers mois. Ce que nous avons vu ici comme dynamisme et maturité politiques nous montre que la partie est jouable et qu'est arrivé le temps des réflexions et des expérimentations concrètes sur le terrain. Peut-être s'agit-il là d'une exception locale ? Ça vaudrait la peine de s'y pencher et de faire en sorte que si ces expériences de lutte constituent des indications politiques, elles soient suffisamment analysées, comprises et popularisées pour faire avancer le débat. Mais n'est-ce pas le rôle, aussi, des revues comme la vôtre ?

 

 

L'école en lutte

Mick Miel

Maintenant, en France, le mouvement sur l'école est fini, mais la bataille dans l'école ne fait que commencer. Le mouvement vit ses derniers soubresauts et, sauf miracle, les atermoiements et provocations de l'administration ne le rallumeront pas. Le ministre de l'éducation nationale, Claude Allègre est parti. Jospin a dû remanier en hâte son gouvernement, ce qui n'était pas dans ses projets immédiats. Il a ouvert les portes à la vieille garde mitterrandiste et a nommé à ce poste très sensible un type exclusivement politique, sorte de condottiere florentin moderne, qui ne prendra aucun risque, Jack Lang. Sa première déclaration est tout à fait claire, « se taire et écouter ». Après 2 mois de mouvement ! On rigole. Si on remonte le film, on est stupéfait par la vitesse de diffusion et de l'impact de revendications finalement très particularistes. La bagarre a commencé de façon préventive dans les écoles primaires du Gard sur un refus de la carte scolaire, ce dispositif qui répartit centralement les moyens matériels dans les différentes parties du pays. Or ici, dans le Sud, les effectifs ont progressé d'une façon très importante et les postes n'ont pas suivi. Résultat, des classes souvent surchargées, des conditions de travail parfois intenables pour les enseignants et des difficultés d'accueil pour les enfants. Rapidement, en 15 jours, le département, qui a une culture particulièrement rebelle, s'est pratiquement insurgé et a réclamé 500 postes rien que pour le Primaire. Les écoles ont été occupées, de nombreux collèges se sont mis en grève. Les routes et édifices publics ont été bloqués avec l'aide des parents. Progressivement le mouvement s'est diffusé sur la région, pour atteindre, au bout d'un mois et demi, malgré les vacances scolaires et malgré des concessions prudentes de l'administration, de nombreuses autres régions et certains autres secteurs de la fonction publique qui ont trouvé là un moyen de défendre leurs propres intérêts. Le vendredi 24 mars, 800 000 fonctionnaires étaient en grève et 200 000 personnes défilaient dans les villes de France. Trois jours plus tard, le Premier ministre s'adressait aux Français et concédait des allégements d'impôts en direction « des classes populaires » et environ 5000 postes pour l'Éducation nationale. Devant la pression persistante, il finissait même par remanier son gouvernement. Notre action a ainsi provoqué une véritable crise politique. La presse ne s'y est pas trompée, c'est, une remise en cause du gouvernement socialiste par une partie importante de sa base sociale. Sur la nature et le sens réels de ce mouvement, il y a eu beaucoup de mensonges et pas mal d'étourderies voulues. La plupart des journaux ont ainsi titré sur la victoire du corporatisme enseignant et invité le nouveau gouvernement à ne pas céder face aux pressions des fonctionnaires. Les intellectuels proches du pouvoir ont sermonné vertement ces salariés privilégiés qui entravaient la nécessaire modernisation du pays. Mais personne n'a vraiment cherché à creuser la question, ni tenté d'écouter ce que disaient les enseignants et les parents mobilisés. Car, si formellement ce mouvement se présente comme une bagarre pour des moyens supplémentaires pour l'école et contre les réformes de Claude Allègre, en approfondissant un peu on voit bien que c'est une remise en question du mode de fonctionnement de l'école, de ses finalités et une redéfinition des rôles que doivent y occuper ses différents protagonistes, profs, élèves et parents.

Les réformes d'Allègre, pas forcément dans leur contenu où il y a de « bonnes idées » (décentralisation, autonomie accrue des établissements, transparence et ouverture sur l'extérieur, remise en question des savoirs trop cloisonnés et amorce de pluridisciplinarité, ouverture vers le concret et les pratiques vaguement inspirées des innovateurs pédagogiques) mais dans la façon dont il voulait les faire passer, étaient surtout un message politique destiné aux parents. Pour lui, le personnel de l'école était incapable de contribuer à la modernisation de l'institution, voire s'y opposait de toutes ses forces pour défendre ses avantages. Dès son arrivée au ministère de l'éducation nationale, il a ainsi d'emblée attaqué les enseignants et ce, sur un terrain totalement nouveau et imprévu, celui de la propagande. Par des provocations verbales, des petites phrases méchantes et vicieuses, il a cherché à démontrer aux Français que les enseignants étaient inertes et très peu productifs. Ils étaient trop absents, trop malades, trop rétifs aux innovations techniques et pédagogiques ; bref, des ringards incapables de s'adapter à la nouvelle économie.

Dans les panégyriques post mortem qu'on trouve aujourd'hui dans la presse, on a beau nous dire que ce type était maladroit, on pense furieusement que c'était une stratégie délibérée, voulue par les socialistes au pouvoir. Entamer, voire casser la rigidité salariale et statutaire de la forteresse enseignante sans se demander vraiment, si en son sein, il n'y avait pas un dynamisme sur lequel s'appuyer. Nous croyons qu'il s'agit là du trait dominant de leur politique, déconstruire à tout prix les niveaux d'organisations, les cultures pour reconstruire centralement et contrôler ainsi sur un mode individualisé un salarié idéal. En cherchant à mener cette politique de la tabula rasa, Claude Allègre n'a donc rien fait pour soutenir dans l'école la minorité enseignante qui cherchait à ouvrir l'institution sur l'extérieur et construire un rapport interne plus propice, avec l'ensemble de ses acteurs.

Dans les établissements, ceux qui ont imprudemment pris au mot les propositions du ministre se sont d'ailleurs heurtés à l'inertie, voire à l'opposition de la hiérarchie qui a parfaitement saisi ce qu'impliquait pour elle une ouverture et une remise en question des formes traditionnelles de transmission du savoir. Rapidement même, ils se sont vus regarder avec suspicion par leurs collègues. En renforçant de plus en plus le rôle des chefs d'établissement, le ministre ne leur a donné aucun espace et a préféré que tout le monde soit contraint de choisir entre deux positions : une position défensive, le statu quo, ou une position intenable de salarié modèle et inventif, mais sans espace politique, privé de toute autonomie sur le terrain face à l'administration et de toute perspective de promotion. Or, cette attaque s'est faite dans un contexte de transformation profonde du « métier » d'enseignant. La prise en charge de toute une classe d'âge, de la maternelle jusqu'à 16 ans et l'objectif d'en amener 80% au baccalauréat a ouvert les collèges et lycées à des gamins qui jadis auraient rapidement été bosser et a provoqué une véritable crise dans les manières d'enseigner et suscité souvent des demandes d'ordre. Dans le secondaire, l'absorption des profs précaires par le biais des concours de recrutement a entraîné une augmentation très importante de la mobilité des jeunes profs pour garantir la fluidité et a ainsi fragilisé leur position et ce qu'ils pensaient être les conditions propices à l'exercice de leur métier. Enfin, les innovations proposées par le ministre n'ont pas été financées, et là encore, ceux qui ont tenté des expériences, sur l'usage des nouvelles technologies dans l'enseignement, par exemple, ont rapidement été bloqués.

Tout cela explique que rapidement les syndicats favorables aux réformes ont été systématiquement battus aux élections professionnelles au profit des syndicats défenseurs du statu quo, qui ont adopté à leur tour des positions de plus en plus conservatrices. Claude Allègre était donc presque parvenu à construire une frontière presque étanche qui cristallisait des positions extrêmes : d'un côté les parents soucieux de l'avenir de leurs enfants, ne comprenant pas les crispations dans l'école, de l'autre des enseignants-fonctionnaires frileux et corporatistes incapables d'assurer ce passage au monde moderne qu'impliquaient les transformations de l'économie et des mœurs. C'est dire si nous étions coincés. La pression était énorme chez les enseignants. Et nous revenons de loin ! Avant ce mouvement, nous n'aurions pas donné cher d'une confrontation à la Thatcher sur les questions de l'école. Les enseignants en seraient sortis vraisemblablement très affaiblis, sinon battus.

Le mouvement de contestation parti du Gard a redistribué les cartes et a reposé d'une façon nouvelle l'ensemble de ces questions, mais à partir d'un terrain et d'une dynamique revendicative tout à fait originaux. L'élément surprenant et totalement inédit a été la très forte participation des parents. Ils ont vraiment eu un rôle important et ils ont commencé à construire avec les enseignants sur un terrain subjectif et productif communs l'amorce d'un rapport politique absolument nouveau. Chez beaucoup de parents, et en particulier tous ceux qui se sont engagés directement dans les actions, les motivations ne sont pas du tout « consuméristes », ou plutôt, elles le sont dans le bon sens du terme. Ils veulent vraiment une école ouverte et égalitaire qui fonctionne et offrirait une chance à leurs enfants, mais à tous les enfants. Et ils réclament des moyens matériels pour pouvoir le faire réellement même si ceux-ci sont extrêmement lourds financièrement pour la Nation. La crise de l'État-providence pronostiquée par les penseurs de la seconde gauche en France dans les années 80 a trouvé là, après les grandes grèves de 95 sa seconde vraie remise en cause. La façon comptable dont l'administration gère les élèves est un véritable scandale. Les enfants n'ont pas de prix. On comprend que les analystes parlent alors de véritable psychodrame. En effet, s'y joue des choses si intimes, si politiques que la raison raisonnante, celle du calcul, est disqualifiée. Ce n'est probablement qu'une étape, mais cette force émotive nous sert à délimiter le terrain et tient à distance les penseurs froids de la raison d'État, les comptables, les gestionnaires pour qui notre mouvement est perturbation, passion. Les parents ont trouvé là un véritable terrain, un espace politique d'implication dans lequel se sont engouffrés aussi, là où c'était possible, les chômeurs ou les Rmistes. Un véritable nœud à la fois subjectif, la réussite de leurs gamins et politique, l'égalité des chances, l'éthique, l'éducation, comment se comporter en société. C'est dire si l'actualité philosophique et l'actualité politique sont proches ! C'est probablement là une vraie lutte sur le terrain biopolitique.

Il nous semble qu'il y a quelque chose de plus important encore. Les parents ne veulent plus que le système (et en particulier les enseignants) fassent porter sur leurs gamins le poids moral de la crise du travail, du lourd appareil idéologique de l'effort rédempteur qui mène au paradis de l'emploi, ce que souvent encore on présente comme le seul moyen d'aller vers la réussite individuelle. Le terrain de l'ancienne pédagogie, à l'interstice de pratiques professionnelles et de conceptions philosophiques et morales, est donc en train de redevenir directement politique parce qu'y convergent toutes ces questions ! Il nous semble que c'est le terrain qu'il faut investir. La réalisation concrète, au niveau local, de l'école du 3e millénaire, capable de valoriser les compétences sociales et politiques dont peut avoir besoin aussi l'économie. Si le projet d'Allègre voulait fournir aux entreprises des producteurs compétents, nous voulons permettre, en plus, qu'ils deviennent des individus autonomes capables de résister à la barbarie des froides lois économiques. C'est donc de la définition de la productivité sociale qu'il s'agit Nous croyons ainsi que les acteurs de ce mouvement, les parents et les enseignants sont en passe de saisir la principale contradiction de l'école : sa fonction discriminante en terme de répartition des positions sociales n'est plus en phase ni avec les besoins d'inventivité de l'économie réelle, ni avec les aspirations au bonheur que nos sociétés riches ont « imprudemment » présentées comme leur but. C'est là où on retrouve Marx, la contradiction entre la socialisation des formes de construction du savoir et la validation individuelle. La compétition qui s'ensuit est désormais un obstacle. Nous sommes donc en mesure de fonder une nouvelle alliance sur un terrain ancien, mais cette alliance va en transformer la nature.

Il y a également eu des transformations radicales dans les subjectivités. Les enseignants ont révolutionné leurs formes d'actions. Ont fait irruption dans un monde largement traditionnel fantasmé où régnait le politiquement correct, la modération, de nouveaux modes d'intervention, de popularisation qui tiennent à la fois des luttes ouvrières (la force, le blocage, la chaleur de la communauté dans de grandes ag de 500 ou 600 personnes) et des luttes nouvelles des années 70 jusqu'aux grandes grèves de 95 (l'importance du territoire comme espace d'organisation, l'agit-prop, l'utilisation des nouveaux média, l'humour comme arme politique dans la meilleure tradition des xviiie et xixe siècles). On peut ainsi dire qu'Allègre a été battu aussi sur son terrain, l'usage des mots qui font mal. Ce véritable kaléidoscope a tout recyclé. La conjonction a été explosive et a relooké totalement l'image traditionnelle de l'instit et du prof calme et pondéré. Tous les gamins, tout le village ou le quartier a pu voir son maître ou sa maîtresse, son prof à un endroit où jamais il n'aurait pu l'imaginer, à la télé, dans la rue, bloquant des routes, occupant des bâtiments publics, main dans la main avec les parents. Parmi les formes d'action, il faut rajouter encore quelque chose de totalement nouveau et qui, à notre connaissance est une première en France. Le mouvement a su s'approprier l'usage d'un nouveau média, Internet, à côté et bien souvent contre les médias traditionnels vers lesquels étaient orientés une partie de nos actions de popularisation pour informer, réfléchir et s'organiser. Tout cela n'est pas du tourisme, du folklore, c'est le cœur même de la composition politique de ce mouvement, là où il s'appuie pour agir collectivement. Un type d'autorité n'est désormais plus possible ! Un type d'attentisme et de passivité, pas plus ! C'est pourquoi il y a maintenant face à face, rénovation politique et autonomie ou réaction.

 

 

Les enseignants sont hégéliens !

Jacques Wajnsztejn

Ta critique de notre texte est intéressante en ce qu'elle pointe un « défaut » de toute analyse critique d'un mouvement. Qu'on y ait participé (et là c'est le cas) ou pas ce qui prévaut ce sera quand même l'aspect réflexif qui sera mis en avant, puisqu'en général, un texte, s'il ne prend pas la forme du simple tract de lutte, est toujours un peu postérieur à ce qu'il analyse. Son but n'est donc pas de faire ressortir le côté immédiat de la lutte. C'est peut-être pour cela justement que nous avons essayé de faire apparaître ces aspects à l'intérieur des notes de bas de pages. Grosso modo, le corps même du texte définit pour nous le sens général de la lutte, ce dans quoi finalement tout le monde pourrait se retrouver, alors que les notes donnent des indications pouvant correspondre à des aspects plus particuliers (localisme, types d'établissements etc.). Il est pourtant vrai que le niveau immédiat est parfois riche en symbole, quand, dans le cadre précis d'une lutte particulière (ici dans le Gard et l'Hérault et l'enseignement primaire), une revendication, par son caractère jusqu'au boutiste (les 500 postes), vient subvertir, potentiellement, la logique gestionnaire de l'État. Mais il ne faut pas confondre le niveau immédiat de la lutte et son sens et c'est de l'articulation entre ces deux niveaux que le mouvement développera ou non toutes ses possibilités ou même les dépassera. Or ce sens ne peut être compris que si l'on appréhende la lutte à partir de certaines conditions objectives qui le détermine en partie. Là encore doit jouer une certaine dialectique entre conditions objectives et subjectivité des pratiques dans la lutte. C'est de ce point de vue que nous essayons de nous placer et non du point de vue de la science. Qu'il y ait une différence de niveau, ton courrier le montre d'ailleurs bien puisque dans ta lettre qui se veut plus « pratique », plus politique, tu insistes sur cette subversion concrète que représenterait une revendication maximaliste, même exprimée en termes de moyens, alors que dans ton texte qui se veut plus réflexif et synthétique, tu fais ressortir justement le fait que le mouvement portait centralement sur la remise en cause du fonctionnement de l'école, même si cela passait par le biais d'une bagarre autour des moyens.

Par contre là où ta critique me semble moins pertinente, c'est sur la conception politique qu'elle présuppose et qui fait l'objet d'un non-dit. Ainsi, tu affirmes que la dimension directement politique s'affirme dans les luttes des acteurs. Je veux bien, mais ce n'est pas un argument ! Si tu entends par là que les « acteurs » (je te laisse la responsabilité de l'emploi de ce mot, propre à la sociologie de l'action, car je ne peux y souscrire) ont développé des actes en rupture avec les pratiques habituelles du secteur (occupations, grèves de la faim etc.), en rupture avec l'idéologie gestionnaire, je peux à la limite le comprendre, même si, à mon avis, le mouvement n'a justement pas poussé suffisamment la question des enjeux politiques. Cet enjeu, l'État le pose au niveau du lien social (dans son langage) et il suppose le tour de force de faire rimer massification de l'école et démocratisation alors que nous sommes dans une phase historique de développement du capital qui d'un côté dévalorise la qualification du travail des enseignants (Allègre l'a bien dit, l'ordinateur suffit) et de l'autre rend inessentielle la plus grande part de la force de travail à venir. Cela ne veut pas dire forcément que tout travail va disparaître, mais qu'il ne subsistera que comme fonction du capital. C'est pour cela que l'école, qui pourtant « fonctionne encore », contrairement à bien d'autres institutions, apparaît à l'État comme le lieu d'un gigantesque gaspillage.

Quant aux parents, cet enjeu politique, ils ne le voient que lorsque le système scolaire est en danger, dans le cas d'une situation extraordinaire qui, à un moment et dans un lieu donné, fait qu'il ne semble plus y avoir reproduction du système. Cela a été le cas pour les grèves en Seine St Denis en 1998, comme cela l'a été chez vous dernièrement. Mais en temps normal, ce qui domine c'est l'attitude consommatrice de l'individu démocratique. Cette conscience de l'enjeu politique n'affleure chez les enseignants que sous la forme de la défense du service public, immédiatement assimilée à la forme État. L'État constitue l'identité idéologique des enseignants. D'où l'impression de grande trahison quand l'État semble faire acte de désengagement (d'où les plaintes contre la « dérive néo-libérale »). Les enseignants développent en effet une représentation globalement a-critique de l'État au nom d'une rationalité transcendantale de l'appareil bureaucratique de l'État et de ses institutions (le service public comme mission et la laïcité comme principe politique). Et en France, en plus, on est « gâté », puisque c'est sa forme centralisée qui est particulièrement vénérée ! Les enseignants sont donc hégéliens sans le savoir ! Ils sont les agents concrets de l'idéal de l'État, un État qui devrait lui-même être idéal. Les enseignants opposent donc une rationalité « neutre » à l'irrationalité des lois du marché et à la « rationalité » du profit. Deux conséquences en découlent :

– ils ne risquent donc pas de dénoncer l'irrationalité profonde de l'école actuelle, ce que d'une certaine façon Allègre faisait. D'où le redoublement de haine contre un ministre apparaissant non seulement contre les enseignants, mais aussi contre l'école ! Là encore les gens les plus en pointe dans la lutte l'ont été de par une situation particulière dans laquelle, à un certain moment, ce qui apparaît encore fonctionner se met à ne plus fonctionner. Mais d'une manière générale les enseignants font ce qu'ils peuvent pour écoper et conduire la barque à bon port. Le seul problème, c'est qu'ils ne savent plus à quel port et pour livrer quelle cargaison !

Tout changement est perçu comme non légitime car non rationnel par rapport au fonctionnement bureaucratique d'ensemble. Cela concerne aussi bien les changements pédagogiques (qui introduisent forcément une flexibilité), que les changements dans la collection des grades, les inspections et évaluations des enseignants. Les pires conneries sont alors soutenues, comme le système des mutations qui n'est pourtant que la conséquence ultime de toute la centralisation du système. Tout cela au nom de l'égalité ! Mais quelle égalité, celle des 85% de fils de cadres supérieurs et enseignants en classes préparatoires, celle des postes d'agrégation réservés à ceux qui sont étudiants à Paris pendant que les « crétins » d'étudiants d'Amiens et de la France profonde seront peut-être, s'ils sont sages, « emplois-jeunes » avec une licence d'enseignement !

Quand je parle de non-dit, j'entends aussi ta façon de faire intervenir des présupposés politiques extérieurs aux luttes comme si elles étaient le produit naturel des luttes. Par exemple tu parles de « recomposition politique », terme qui a un sens précis dans le vocabulaire politicien, pour ne pas dire politicard, mais qui n'en a aucun pour un mouvement qui justement, dans sa composante principale, n'arrive pas encore au stade d'une intervention politique (je ne développe pas ici le sens que nous donnons à ce mot, tu peux trouver ça sur le site). Le terme de recomposition suppose de faire référence à celui de composition. Et c'est là que je dis qu'il y a des non-dits et que c'est un peu gênant pour un petit texte de lutte. Cette composition ne peut être que la « composition de classe » développée par le courant opéraïste italien, comme semble d'ailleurs le renforcer la référence faite à la lutte politique sur les salaires (cf. l'idéologie du « salaire politique » chez Negri et le groupe Potere operaio en Italie dans les années 70). Or justement, si tu es un bon connaisseur de ce courant tu ne dois pas méconnaître l'autocritique de Negri sur cette période et son analyse de l'échec du « Mai rampant » italien du fait justement de l'absence de médiation politique dans la lutte, ce qui amena d'ailleurs le développement d'une médiation forcée, la lutte armée ! D'autres références que tu glisses dans ton texte comme subjectivité, subjectivité politique, biopolitique sont aussi des termes référencés à ce que j'appelle un « néo-opéraïsme » que l'on trouvait surtout autour de la revue Futur Antérieur et de M. Lazzarrato. Ils peuvent être discutés, mais leur simple énonciation à l'intérieur d'un texte ne rend pas plus politique ce texte. Je ne dis pas du tout cela par esprit polémique, mais parce que dans la revue se pose justement, et ta critique en fournit encore un exemple, cette question de savoir ce qu'est un texte politique ou un texte d'intervention politique et donc comment se constitue le rapport entre les formes de la lutte et son éventuel contenu politique.

Je termine en revenant sur les enseignements que l'on peut tirer du mouvement.

Dans les lycées d'enseignement général, le mouvement est pour l'instant conservateur : le « bac », les « disciplines », la division des statuts (agrégés, certifiés) et des types de classes (« normales », prépas, bts) sont autant d'éléments de blocage et de division. Dans les lycées professionnels, la situation est un peu trop particulière pour servir à autre chose qu'un point d'ancrage pour une extension d'un mouvement. Cette situation est particulière aussi, dans la mesure où la grève y a duré très longtemps sans que la marche des établissements n'en soit vraiment affectée : peu de profs d'atelier étaient en grève et d'une manière générale, la grève n'était continue et reconductible que pour un très petit nombre d'individus, « soutenus » par les autres. Une nouvelle forme de grève par procuration en quelque sorte ! On a donc vu des grévistes devenir des « professionnels » de la grève (comme il y a eu des révolutionnaires professionnels), « permanents de base » si l'on peut dire, reliant, communiquant, portabilisant, internetisant, avec bien sûr l'avantage du temps libre, mais avec le risque de l'illusion sur la force du mouvement, le risque de le transformer en mouvement virtuel.

Je pense qu'un mouvement « politique » dans l'école ne peut partir que du primaire (c'est la base de tout le système) et des collèges (c'est le lieu d'implosion), à condition toutefois qu'il rencontre une forte crise de l'État. C'est ce qui manquait dans ce mouvement, l'État s'étant quelque peu ressaisi depuis 1995. Si le statut est un point important, il ne faut pas en faire l'essentiel et surtout se voiler la face. Le statut ce n'est pas le gage de l'égalité, c'est le gage de nos conditions de travail. Ne nous racontons pas d'histoire, sinon nous ne pourrons qu'en raconter aux autres qui ne supportent justement plus ce double langage constant des enseignants. D'ailleurs peu importe le point de départ, ce qu'il faut c'est ne pas s'y fixer. Là encore on a une limite du dernier mouvement : les enseignants des L.P. sont restés bloqués sur leur décret, les enseignants de lycées généraux sur le « non à la réforme », tout le monde sur le « non à Allègre »… et les collèges qui savent que ça ne peut plus durer comme cela ont pourtant regardé passer le train. Il faut que dans les luttes se développe la critique de l'école, au moins sous sa forme actuelle, sinon comme pour la question du travail, c'est alors le capital qui résoudra la question. Là encore il n'y a pas de recettes, comme tu le reconnais à la fin de ta lettre, mais on peut faire le pari qu'il y a un terrain à trouver qui permettrait de questionner le côté étatique et centralisé qui domine toute la structure de l'institution et de reposer la question de services collectifs et donc la question de la communauté, dans une dimension qui permettrait que se développe justement la tension entre individu et communauté, qu'elle prenne une portée politique sans être dévaluée dans une quelconque participation citoyenne. Pour cela le lien entre élèves, parents et enseignants est important pour effectuer une appropriation qui autrement ne serait qu'une des tendances du capital déjà à l'œuvre (privatisation, autonomie, déconcentration etc.).

Faut-il pousser alors en ce sens, avec nos idées et nos pratiques (une forme d'alternativisme sans révolution ou préfigurant ce qui se passera au niveau plus général et de façon peut-être plus radicale) ou alors simplement résister parce que en l'état actuel des rapports de force, l'État reste le garant d'une certaine idée du service public (il ne resterait alors plus qu'à le renforcer… en attendant l'éventuel grand chambardement !) Je ne répondrai pas ici, mais je sais que pour le moment, la majorité des « acteurs » comme tu dis a répondu par « Toujours plus de moyens, toujours plus d'enseignants, toujours plus d'État ». C'est ce que j'analyse comme un recul, même s'il est compréhensible, par rapport à certains aspects du mouvement de 1995.

 

 

Onze thèses sur le Collège

Laurent Mazeau

Thèse 1

La grève dans l'Éducation témoigne à chaque fois d'un véritable ras-le-bol. Ce qui est nouveau c'est qu'il se manifeste au grand jour. En même temps c'est un repli, une stratégie de survie qui peut être interprétée comme une manière d'éviter d'être au travail, d'éviter la pénibilité de ce travail. La preuve est la dénégation de toute proposition créative et instituante qui consisterait à « faire cours » d'une manière autre. La grève tend à se courber inéluctablement au Même. Les illusionnistes appellent à la « grève générale » mais ne supportent pas la généralisation de la grève parce qu'ils ont toujours besoin d'un général pour faire la grève en eux-mêmes. Dans ce moment défensif des luttes, la grève est avant tout celles des professeurs. Il n'y a qu'à voir comment ces derniers font les naïfs surpris quand les pauvres de l'Éducation veulent s'en mêler. « Quoi ! vous voulez vous mettre en grève ? Mais ! vous allez perdre de l'argent inutilement ». En aucun cas il s'agit pour les forces conservatrices (ce qui définit le mieux le corps professoral) de profiter de l'élan de tout le personnel afin de se poser des questions sur ce qu'est en train de devenir notre boulot et ce que cela implique pour l'École et la société.

Thèse 2

II existe un phénomène de division quotidien des personnels de Collège. Cela se matérialise dans l'espace, il y une tendance à un fonctionnement séparé ou chaque tribu interne à l'établissement vit en vase clos. Du coup, tout ce qui concerne l'Éducation ne peut pas faire l'objet d'une cohérence : en particulier, des informations concernant tout le monde ne circulent pas. En contrepoint, des fêtes de collège qui rassemblent le personnel sont un moment à part où tous se retrouvent mais seulement en tant que moment à part. Moment qui est un temps de suspension par rapport à celui de la vie quotidienne du Collège où tout redevient normal après : là comme ailleurs, division du travail et réification !

Thèse 3

Ce qui est nouveau dans le Collège réside dans les phénomènes d'échecs scolaires : des adolescents qui explosent (« qui pètent les plombs ») ou qui implosent (tentative de suicide, fugue, drogue) deviennent choses courantes.

Thèse 4

II y a aussi un discours défensif chez les enseignants qui se manifeste de manière multiple ; où c'est la peur qui est agissante : peur de communiquer, peur de perdre le pouvoir au sein de l'École.

Thèse 5

Ce qu'on appelle « les problèmes de discipline » ne sont en fait que la manifestation d'un écart grandissant entre la manière dont se vit un professeur et ce qu'en attendent les élèves. Seulement, bien que ce hiatus ait toujours existé, de nos jours, cela se transforme en conflit plus ou moins ouvert du fait de la crise du sens de l'activité au sein de l'École. Cette crise étant largement déterminée par celle du travail au point de n'en faire plus qu'une seule. Pourtant, cet aspect politique est nié. À travers ces fameux « problèmes de discipline » est résumé le gémissement du professeur face à la crise de cette société où il ne voit plus ce qu'est sa fonction. La fonction du qualificatif — « de discipline » — est de dépolitiser cette crise. Il ne restera plus alors aux enseignants en difficulté qu'à se réfugier auprès des services du ministère via un numéro vert pour dire ses chagrins. Numéro vert qui chaque année fait l'objet d'une information en salle des professeurs. À moins qu'ils reprennent le goût de la lutte collective.

Thèse 6

On pourrait penser, qu'il existe une voie pour les déclassés scolaires qui va de la « 6e allégée » à la « 4e as » et passe par la « 3e à option technologique » avant le grand saut dans l'incertitude et les turpitudes de la « recherche d'emploi ». Cependant, il n'en est rien ou du moins les ségrégations sont devenues beaucoup plus subtiles : les filières d'exclusion se trouvent au sein même des classes qui n'ont pas d'étiquettes précises, s'adressant ainsi au commun des élèves. Plus que jamais l'échec est masqué : un élève trop « agité » sera exclu, un autre sera orienté parce que « les études ne sont pas faites pour lui » ou parce qu'« il n'y a pas de honte à vouloir faire un travail manuel » alors que c'est la honte pour certains parents si leur fils travaille manuellement et que ce serait la honte pour les professeurs si ces mêmes élèves travaillaient manuellement par leur faute. Sans parler de l'élève qui relève d'une « structure spéciale »… Ainsi le masquage/traitement de l'échec règne en maître dans les classes normales où des filières diffuses se mettent en place et où l'apartheid est implicite. Les parcours diversifiés et les options ne font qu'accentuer ce masquage.

Thèse 7

L'échec de l'institution se manifeste particulièrement lors des conseils de discipline. Là où déjà tout est décidé à l'avance : l'exclusion définitive de l'élève pour finir le naufrage dans les mers d'un autre établissement. Le discours d'institution se défend comme il peut en prétextant qu'il « ne peut rien faire pour ces élèves » et qu'ils « relèvent d'une structure spéciale » mais où il rajoute aussitôt qu'elles « n'existent pas ». Au train où vont les choses, « ces élèves » seront de moins en moins la « petite poignée » qui fait honte au Collège et sape sa réputation. Comme pour le chômage, ces phénomènes qu'on qualifie bien simplement de « délinquance », deviendront « structurels » et à ce moment il faudra bien se rendre à l'évidence : depuis le début, il ne s'est jamais agit d'une malformation de « l'appareil psychique » de ces jeunes adolescents.

Thèse 8

L'orientation devient la plaque tournante de toute réflexion sur le Collège. On gruge les élèves lorsque le système scolaire prétend actualiser l'égalité des chances en ne faisant que retarder l'échéance de la sélection-orientation-exclusion en actualisant des inégalités sociales par le système de filiarisation/diversification. En effet, alors qu'avant « l'orientation » se faisait à l'entrée du Collège, elle ne se fait plus maintenant qu'à sa sortie, de manière manifeste mais surtout tout au long de la scolarité de manière cachée. Deux tendances se dessinent alors entre ceux qui veulent maintenir coûte que coûte une sélection précoce (mais ils y arrivent de moins en moins) et ceux qui jouent de manière a-critique les directives politiques néolibérales en laissant passer les élèves à bon compte : « au bénéfice de l'âge » dit-on. C'est la fonction de gardiennage de l'école qui s'exprime là. L'école réduite à cette seule gestion d'un état de fait : sa mission implicite se résume à « accueillir » les élèves en rabaissant les exigences du savoir sans renoncer cependant à un conditionnement « opérant » « disent les psychologues) pour les tâches du moment présent : être un consommateur, un citoyen conforme qui sait éviter les « incivilités » , être employable pour des boulots précaires, être un patriote près à agir au signal (« stimulus » disent les psychologues qui parlent des chiens de Pavlov) de ses supérieurs pour défendre son territoire. Cependant, là aussi, l'École échoue parce que ce conditionnement n'est plus efficace.

Thèse 9

Rien de tel à ce propos que de faire pratiquer du sport aux élèves. Ainsi on aura bientôt plus besoin de former des « professeurs d'eps » qui se compliquaient bien la vie avec des velléités éducatives. Non, maintenant place aux techniciens du sport qui formeront des champions régionaux, ou place encore aux animateurs des loisirs sportifs des jeunes qui enseigneront des aps, destinés à les occuper — relisez bien ce dernier mot pour y trouver tout son sens… Ceci en très peu de temps et au moindre coût ; bref avec le meilleur rapport économique/politique.

Thèse 10

Comme dans les stades de football de cette société mondialisée, chacun au Collège est solitaire dans la foule et pressé par le temps chronométré c'est-à-dire comme ces hommes encastrés dans de la tôle qui prennent tous, au même moment, le même chemin goudronné surélevé et circulaire d'une des grandes capitales du monde.

Thèse 11

Reprendre tout ce qui vient d'être lu sous un jour nouveau.

 

 

 

Commentaires des 11 thèses sur le collège

Jacques Guigou

1 – Je partage, en gros, tes descriptions de la situation et des réactions des élèves et des professeurs malgré des « lacunes » ou des impasses sur quelques dimensions assez déterminantes des uns et des autres. Par exemple, sur la manière dont tu as tendance à faire des élèves dont le Collège dit « qu'il n'y a plus rien à faire pour eux » une sorte de négatif, ou peut-être même, mais c'est implicite et il faut le lire entre les lignes, une sorte de lumpen sur-réprimé. Certes, le nombre d'élèves « déglingués » individuellement s'accroît, mais cela ne constitue pas « la honte » du Collège pour la bonne raison qu'il n'y a plus de valeurs par rapport auxquelles de la honte pourrait advenir. Dire que le phénomène est « structurel » pour le Collège en le comparant au chômage pour l'ensemble de la société n'est pas approprié non plus, puisque, justement c'est l'ensemble des tensions et des conflits de cette société capitalisée qui traverse l'établissement et que cela n'a donc pas de spécificité « scolaire ». Les violences au Collège sont exactement du même type que celles qui surviennent dans un bus, un train, un MacDo, un super marché ou un stade. La seule particularité du Collège dans ce domaine, c'est qu'il n'y a pas de vigiles armés ou de service d'ordre militarisé !

2 – Oui, il y a des dimensions défensives dans l'attitude des profs ; de la peur et de l'épuisement, mais il y a aussi un « républicanisme » et un sens du « service » qui fait de l'école un des derniers espaces de représentation et de réalisation d'une loi ; les autres étant très largement « formatés » par les contrats, les pactes et autres intermédiaires de gestion du même genre. D'ailleurs la sur-implication des parents dans la vie scolaire de leurs enfants, si elle relève, bien sûr du consumérisme et de l'hyper-concurrence, s'explique aussi par cette dimension institutionnelle et légale qui subsiste encore avec l'école. Tout se passe comme s'ils sentaient là le dernier reliquat d'une « société de raison » porteuse d'avenir, malgré tout…

3 – Les thèses 6, 7 et 8 restent influencées par l'ancienne critique marxiste léniniste de l'école de classe. Tes propos sur la stigmatisation du travail manuel semblent réactiver l'analyse de Baudelot/Establet du début des années 70 sur « les deux réseaux » (le réseau court pp= primaire-professionnel et le réseau long ss = secondaire-supérieur). La sélection se faisait alors à la fin de la 5e vers ce qui était les classes « terminales pratiques ». Avec la suppression des filières, et le collège unique, il n'y a plus de sorties du Collège vers les « métiers manuels », car il n'y a plus de sortie avant la fin du cycle de scolarisation (que certains veulent prolonger jusqu'à 18 ans dans ce qu'ils appellent une « continuité éducative »). En outre, il n'y a plus de « métiers manuels », au sens où l'industrie de la période fordiste avait besoin de « main d'œuvre ». Quand les Conseils de discipline excluent un élève, le principal le refile à son collègue d'un autre établissement et vice versa ! La notion « d'apartheid » que tu utilises ne rend pas compte de cette gestion des élèves qu'il vaudrait mieux nommer « délocalisés » et non pas « déclassés » ou encore moins « exclus » puisqu'ils restent dans le système. Ce que tu dis sur les fonctions de « gardiennage » du Collège correspond bien à cette gestion d'individus qui circulent dans les établissements mais qui sont dans le système. Il n'y a pas « d'en dehors » dans la société capitalisée.

4 – Ta référence à la psychologie en termes de « stimulus » et de chiens de Pavlov affaiblit ta critique. Tous les psychologues se veulent depuis bien longtemps anti-behavioristes. Les conditionnements d'aujourd'hui sont bien plus puissants que ceux de Pavlov. Ils procèdent du cognitivisme, des biotechnologies, de l'Intelligence artificielle, etc. Dire que l'école « échoue » parce qu'elle utiliserait, pour imposer son éducation, de modes de dressage archaïque, « qui ne sont plus efficaces », ne rend pas compte de la contradiction dans laquelle sont placées (et se placent) les forces dominant l'école et que nous avons résumé dans notre texte de mars : « l'État-nation n'est plus éducateur, l'État-réseau particularise l'école ». Parler « d'échec » ou de « réussite » de l'école c'est se placer sur le terrain du management de la « ressource humaine ».