Temps critiques #12

Exemplarité et normativité

, par Alain Brossat

Je vais tenter de reprendre sous un angle inédit, dans ce bref texte, un thème qui parcourt mon essai Le corps de l'ennemi : hyperviolence et démocratie (La Fabrique, 1998) : celui de l'exception et la règle. Je ne change pas de problématique, mais je me déplace légèrement par rapport aux énoncés du livre, tout en tentant d'en expliciter la perspective.

L'exception et la règle

Ce que je veux en dire concerne la politique, au premier chef. Cela peut se formuler aussi dans l'hypothèse suivante : il existerait, pour la politique, deux grands modèles : l'exemplarité et la normativité-normalité. Dans le premier cas, on aurait à faire à la politique du héros (qui peut être aussi un martyr ou une variété de saint) : son exemple inspire tous les autres, dans un rapport nécessairement inégal et asymétrique entre l'exceptionnalité du premier et l'ordinaire de tous les autres. Il y a non seulement hétérogénéité de l'un et de l'autre, mais aussi une forme d'incommensurabilité ; ce qui s'exprime, dans l'épopée par les qualités quintessencielles du héros (qui est un demi-dieu ou un preux) qui dessinent entre lui et les ordinaires une ligne infranchissable. Et pourtant, d'un autre côté, il y a bien une circulation de l'un à l'autre, du rapport à la guerre, lorsqu'il faut affronter la mort, se sacrifier, l'exemple du héros et ses actions exceptionnelles tirent les autres vers le haut. Le héros prêche d'exemple pour la communauté, de par l'exception même qu'il constitue. C'est littéralement dans la lumière de son exemple que la communauté traditionnelle va s'éprouver intensément comme singulière, différente des autres et éminente. Dans cette figure, l'exception du héros sera dite fondatrice de la politique en ce sens qu'une communauté politique semblera ne pouvoir se former qu'en établissant une généalogie où la solitude du héros, son exception, feront origine. Son nom, son image, le récit de ses faits et gestes seront nécessaires pour que la communauté politique prenne consistance et se donne figure à elle-même. Ce que j'en dis là ne me semble pas vrai seulement du monde que nous avons perdu, des communautés archaïques, mais cela se repère aisément aujourd'hui en bien des configurations : Saddam Hussein, nouveau Saladin, Skanderbeg dont la statue, sur la place centrale de Tirana est demeurée intacte au fil de tous les remous et les chaos qui ont affecté la vie politique albanaise ces dernières années ou bien encore, ce soleil d'Alexandre de Macédoine dont les Grecs ont cherché par tous les moyens à empêcher qu'il figure sur le drapeau du nouvel État de Macédoine — un État slave et non point grec. Le héros est celui face à qui nous avons à répondre de l'état présent de la communauté politique, voire, plus vaguement, de la communauté ethnique, clanique, nationale, etc. Il nous adresse une sommation constante à perpétuer ce qu'ont présenté ou acquis ses gestes d'exception. Son souvenir ou son image perpétuent dans l'ordinaire de la politique la plus triviale ou la plus sombre l'élément de transcendance qui s'attache à son exemplarité, à sa capacité de présenter — présenter le sacré, notamment. Le héros peut-être le truchement d'un ordre aristocratique, pour autant que son excellence rare est une distinction qui s'oppose à la médiocrité de la masse : les prétendues races aristocratiques se voient toujours en descendantes de héros (guerriers) opposés aux manants. Mais l'aristocratisme héroïque peut prendre des tournures bien différentes ; il peut-être aussi bien paradoxalement plébéien, révolutionnaire-prolétarien, comme dans le cas de Che Guevara. À ce propos, on mesure à la constance avec laquelle brille l'étoile de cette figure de héros et martyr dans nos sociétés antihéroïques mêmes, par delà la faillite de la stratégie qu'il incarne, combien est inépuisable la nostalgie de la politique exemplaire dans les sociétés en proie à la mélancolie démocratique. Le Che est l'icône même de la politique exemplaire perdue, comme domaine d'intensité affective, d'exultation pulsionnelle — monde de la foi, de la communion, du dévouement, du sacrifice. L'aura persistante du Che, devenue fétiche et marchandise ou non, démontre qu'au cœur même de la politique normative il nous reste néanmoins ce lien qui nous rattache à la vieille politique — et que nous éprouvons comme sentiment du manque, de la perte du héros, comme lancinante douleur d'avoir désormais à se conformer à la norme c'est-à-dire à être moyen à tout prix et constamment tiède, plutôt que de s'identifier à la surhumanité du héros.

La politique normative-normalisatrice, elle, a deux sources : la passion de l'égalité, telle que Tocqueville la définit comme la passion moderne par excellence, et le biopouvoir au sens ou Foucault emploie ce mot, comme pouvoir sur les corps, sur des populations et non pas organisation de sujets politiques ou juridiques. En ce qui concerne la première source, il suffit de prendre le fameux pamphlet qu'Emmanuel Sieyès écrit à la veille de la révolution française : Qu'est-ce que le Tiers-état ? pour saisir ce qui est en jeu ici. Ce texte appelle à une totale recomposition de l'ordre social et politique, à un total reconditionnement de la symbolique et de l'entendement du politique. Sieyès dit qu'une nouvelle inscription de la politique doit être établie, sous le signe de l'ordre commun et de la loi commune. En quoi ces expressions introduisent-elles une rupture avec l'Ancien régime ? En ceci que, selon le code aristocratique qui suppose l'inégalité comme naturelle, avoir des droits, avoir des libertés, cela signifie bénéficier de prérogatives qui sont refusées à d'autres (la majorité) ; cela veut dire avoir des privilèges, c'est-à-dire être situé du côté de la bonne exception et non pas de la triste règle — celle qui pèse sur le Tiers. Cela veut dire pouvoir se permettre, pour des raisons de sang et de rang, ce qui demeure inaccessible ou rigoureusement interdit à la grande majorité. C'est exactement ainsi que raisonne un Sade, comme Marquis de Sade de vieille noblesse provençale et descendant de la Laure de Pétrarque ; c'est ainsi qu'il met en avant ses droits et ses libertés ; lorsqu'il s'indigne : comment, il faudrait que moi qui suis ce que je suis, je sois soumis au régime commun de la justice pour avoir frotté le derrière de quelques putains ? Or, précisément, ce que fait Sieyès, petit curé révolté par la morgue de la noblesse et du haut clergé, c'est cela : renverser rigoureusement les prémisses d'un tel discours, inverser le sens des mots droit(s), liberté(s). Il dit : comme citoyen, je n'exerce des droits que pour autant que je suis inclus dans un ordre commun et que les prérogatives qui me sont garanties se définissent comme le propre de tous. Je ne suis libre que pour autant que ma liberté a pour horizon celle du commun, c'est-à-dire renvoie à une règle commune, la même pour tous. Dans la figure aristocratique, c'est l'exception qui est le réfèrent ou l'horizon des mots droit, liberté. Dans une perspective moderne, c'est la règle. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Sade est si passionnant, comme passeur de modernité ; de ses lettres de prison dans lesquelles se donne libre cours toute la fureur de son sentiment aristocratique blessé à La philosophie dans le boudoir, on franchit le seuil qui ouvre sur la modernité ; le fameux Français encore un effort si vous voulez être républicains présente l'utopie d'une mise en commun si intégrale d'une liberté si partagée, d'une égalité si totale qu'elles ne peuvent trouver aucune forme d'institution proprement politique et doivent s'imaginer sous la forme de la fable scandaleuse de la prostitution universelle.

Sous des dehors moins provocants, ce thème de la définition de l'ordre politique moderne en référence à la règle et au commun avant tout, nous le retrouverons chez des penseurs très différents. C'est B. Constant, au début du xixe siècle, argumentant contre les partisans d'une législation d'exception taillée sur mesure pour réprimer les actions terroristes, que c'est précisément là où se présentent des crimes exceptionnels que le droit commun doit faire valoir sa solidité et ses règles d'universalité. Mais c'est aussi bien, au début du xxe siècle, un Péguy, s'indignant, dans Notre Jeunesse, que l'on juge nécessaire de se doter d'une juridiction d'exception (la loi contre les Congrégations) pour accomplir la tâche de l'État républicain (la séparation de l'Église et de l'État) : non, s'indigne-t-il avec son ami Bernard Lazare, l'institution de l'exception tue la démocratie en toutes circonstances, et ces problèmes de couvents et de bonnes sœurs, il fallait les traiter comme d'autres, selon le droit commun.

Ces problèmes sont encore les nôtres. Nous les retrouvons par exemple quand, confrontés à l'insanité du négationnisme, nous succombons à la tentation d'instituer une exception à la liberté d'expression, telle que l'énoncé odieux : « Les chambres à gaz n'ont pas existé » devienne autre chose qu'une sottise ou une obscénité — c'est-à-dire devienne l'équivalent pur et simple d'une voie de fait, voire d'un attentat.

La biopolitique et le biopouvoir, eux, établissent le règne de la règle comme norme. La norme ne moralise pas, elle organise. Elle appelle la mise en place de dispositifs, de procédures, de règlements et d'usages légitimés, elle permet de répartir, d'entretenir, de contrôler, de faire circuler, etc. les corps. Son registre, c'est le fonctionnel : rouge on arrête, vert on passe — ça pourrait être le contraire, le rouge n'est pas intrinsèquement prohibitif ni le vert substantiellement permissif. L'idéal de la société normative, c'est non seulement la prohibition ou le bannissement de l'exception, mais la réduction des écarts — des écarts à la règle commune, qui est un domaine infiniment plus vaste que la loi. Plus prévalent des systèmes de contraintes normatives serrées qui tendent à indexer les modèles sociaux et politiques sur les modèles machiniques, et plus de simples écarts (pour ne rien dire des exceptions) tendent à poser des problèmes insolubles, à produire des pannes qui laissent perplexes les mécaniciens du système : un tout petit foulard islamique dans une classe de sixième de l'Ouest profond de la France, et voici qu'on dirait que la République en est ébranlée dans ses fondements mêmes. La politique du héros tournait toute entière autour de l'exemplarité de l'exception qu'il présentait. Elle codifiait distinctement le rapport de l'exception à la règle. Elle rendait ce rapport pratique, praticable. La politique normative est nécessairement normalisatrice et portée du coup non seulement à bannir et à réprimer l'exception, mais à prohiber les écarts. Elle n'égalise pas, elle homogénéise, elle unifie par massification. Elle désintensifie tout le domaine politique en associant ce qui ne saurait l'être — l'idéal et la moyenne. L'idéal d'être moyen est tout sauf un idéal. En ce sens, il y a conflit entre le code égalitaire et la règle du commun présentée par Sieyès et les exigences de la politique normative, normalisatrice. D'un côté est requise l'autonomie et l'activité de sujets politiques qui actualisent l'égalité et le commun ; de l'autre sont requis des experts en gestion des flux ou des stocks humains. C'est généralement lorsque devient ouvert le conflit de ces deux figures de la règle moderne que se donne à voir, chez nous, la démocratie. On en a de bons exemples avec les luttes des chômeurs, des sans papiers. Quant à l'exception, nous ne savons plus bien ce qu'il en est. Nous en connaissons quelques noms, tous terrifiants — le génocide, le totalitarisme, le terrorisme — mais nous échouons régulièrement à problématiser son rapport à la règle. Sans doute est-ce là une des raisons pour lesquelles est si profonde notre mélancolie politique : car il n'est aucune politique qui ne puisse s'effectuer hors d'une connaissance ou du moins d'une intuition de cette interaction de l'exception et de la règle.